« Elle en donna aussi à son époux et il mangea » (Béréchit 3,6)
« De crainte qu’elle ne meure et que lui vive, et qu’il prenne une autre femme pour épouse. » (Rachi)
De prime abord, cette interprétation semble incohérente : ‘Hava n’a-t-elle pas accepté de manger du fruit de l’arbre de la Connaissance après s’être laissée convaincre qu’elle ne mourrait pas ? S’il en est ainsi, pour quelle raison éprouva-t-elle soudain la crainte de mourir, et pourquoi alors se résolut-elle à tendre le fruit de l’arbre à Adam ? Les craintes que conçut ‘Hava à cet instant pourraient être éclaircies à l’aide de l’anecdote suivante.L’histoire se situe dans un pays composé de plusieurs provinces. Chaque année, les gouverneurs des différentes contrées se rencontraient pour se consulter et débattre des différentes questions posées par la gestion du pays. Lors d’un de ces colloques, le gouverneur d’une région de moindre importance confia à ses confrères que, chez lui, vivait un Juif pieux capable de révéler l’avenir.
A ses dires, les présages de cet homme s’étaient confirmés déjà à plusieurs reprises. Lorsque le gouverneur de la région la plus importante entendit cela, il ne put souffrir l’idée qu’un si modeste seigneur puisse ainsi se flatter de posséder une chose que lui-même n’avait pas. D’un air détaché, il pria donc son collègue d’amener avec lui ce juif devin à leur prochaine rencontre, afin que tous puissent éprouver l’authenticité de ce don.Quelque temps plus tard, comme le jour de la nouvelle réunion des gouverneurs approchait, on demanda au Juif prétendument « devin » de se joindre à leur colloque annuel. Lorsqu’il comprit ce qui l’y attendait, le pauvre homme, pris au dépourvu, fut envahi d’une profonde angoisse à l’idée qu’il puisse mal répondre aux questions posées. Pendant toute la durée du trajet, il s’épancha en prières et implora le Maître du monde de lui inspirer des mots justes et appropriés.
Arrivés à destination, tous les convives se rassemblèrent dans la grande salle de réunion, que présidait le second gouverneur. D’un air arrogant, celui-ci se tenait perché en haut d’une estrade, où il invita le tsadik à le rejoindre. Saisi d’effroi, ce dernier obéit sans mot dire. Provoquant l’hilarité générale, le gouverneur lui posa la question suivante : « Dis-moi, Juif, à quelle date est fixé le jour de ta mort ? »
Cette question était en réalité le fruit d’un stratagème mis au point avec ses conseillers, qui avaient ainsi trouvé le moyen d’infirmer les dons prophétiques de notre homme. Pour ce faire, ils avaient muni le gouverneur d’une arme et lui avaient donné les directives suivantes : si le « devin » optait pour une date précise, le scélérat pourrait alors sortir son arme, le tuer sur-le-champ et démontrer de manière flagrante l’inanité de ses présages. Et si le Juif, soupçonneux, prenait plutôt parti de répondre qu’il était destiné à mourir le jour même, ils attendraient tous ensemble jusqu’au soir, pour mettre à l’épreuve le bien-fondé de ses propos.Lorsque le gouverneur eut formulé sa question, le Juif interrompit un court instant ses prières et il répondit succinctement : « Je mourrai le jour même où vous mourrez ! » Aussitôt, le méchant homme glissa la main dans sa poche pour en sortir l’arme et abattre comme prévu le pauvre homme. Mais à l’étonnement général, sa main resta comme paralysée et il semblait incapable de sortir l’arme.
Tous ses comparses le pressèrent alors d’agir : « Qu’attends-tu donc pour appliquer le plan ! Voici une occasion unique de prouver qu’il ment ! » Mais le gouverneur, figé, semblait en proie à la plus grande confusion. Alors que ses complices continuaient à l’exhorter de saisir cette occasion unique, il restait là, immobile, hagard et interdit. Après quelques minutes de cet étrange manège, il descendit de l’estrade et renvoya le Juif chez lui.Ses amis l’interrogèrent plus tard sur son étrange attitude : pour quelle raison n’avait-il pas mis à profit cette opportunité de récuser les paroles du « prophète » ? D’un air condescendant, l’homme leur lança : « Sots ! N’avez-vous pas entendu ce Juif dire que le jour où il mourra, je mourrai également ? Comment aurais-je alors pu le tuer en sachant que je mourrai moi aussi le même jour ! »
Voici l’emprise qu’exercent sur l’homme ses intérêts personnels. Aussi longtemps que la volonté du gouverneur était mue par son orgueil qui lui dictait de nier tout pouvoir prophétique chez cet homme, rien n’aurait pu le faire changer d’attitude. Mais dès l’instant où cet amour-propre fut confronté à une autre forme d’intérêt – en l’occurrence : sa survie –, son jugement passa d’un extrême à l’autre, au point d’éprouver une véritable crainte face à ce prétendu pouvoir divinatoire.C’est également cet aspect de la nature humaine qui fut à l’origine du brusque changement de position de ‘Hava. Tant qu’à ses yeux l’arbre était seulement « bon comme nourriture et attrayant à la vue », elle se laissa convaincre par le serpent qu’elle n’en mourrait pas. Mais dès qu’elle eut fini de manger cet intérêt disparu. A cet instant, le doute s’installa à nouveau dans son cœur, et soupçonnant le serpent de lui avoir menti, elle craignit que la consommation du fruit n’entraîne sa mort.
Or, si jamais elle venait à disparaître, il y avait fort à craindre qu’Adam, resté seul, ne prenne une autre épouse, chose que ‘Hava ne pouvait admettre. Un nouvel intérêt naquit à ce moment dans son cœur : il fallait éviter à tout prix que son époux ne se remarie, et c’est la raison pour laquelle elle lui donna à manger du fruit de l’arbre de la Connaissance.Les « conflits d’intérêts » de ce genre se manifestent chez l’homme quotidiennement. En effet, ses décisions, ses actes et ses pensées sont continuellement sous l’emprise de l’influence d’intérêts contradictoires. Et même lorsque les uns sont en contradiction directe avec les autres, l’homme sait les prendre tous en considération, dans la mesure où le principe même de l’intérêt personnel consiste, à l’instar de la corruption, à « aveugler le regard des sages et à fausser la parole des justes. » (Chémot 23,8)
Que D.ieu nous préserve de toute distorsion intellectuelle !
Cet extrait est issu du livre « Lekah Tov » publié par les éditions Jérusalem Publications, avec leur aimable autorisation. Tous droits réservés.