« Je suis peu digne de toutes les faveurs » (Béréchit 32,11)
« Un homme, dont la femme était décédée en le laissant avec un nourrisson, n’avait pas les moyens de louer une nourrice. Un miracle eut lieu pour lui : deux seins, identiques à ceux d’une femme, se développèrent chez lui. Il put ainsi allaiter son enfant. Rav Yossef dit : “Vois combien grand est le mérite de cet homme, pour qui un tel miracle eut lieu.“ Abbayé lui répondit : “Au contraire ! Combien cet homme, pour qui les lois de la nature furent modifiées, est-il médiocre !“ » (Chabbat 53b)
De prime abord, un passage du Midrach Rabba semble s’opposer à l’opinion d’Abbayé. Concernant Mordékhaï – qui était « le tuteur d’Hadassa, c'est-à-dire Esther » (Esther 2,7) –, le Midrach affirme en effet que des seins semblables à ceux d’une femme lui avaient également poussé afin qu’il puisse l’allaiter. Comment oserait-on prétendre, qu’à cause de ce miracle, un Juste tel que Mordékhaï puisse être considéré comme « médiocre » ?! L’auteur du Yéchou’ot Ya’aqov (sur Ora’h ‘Hayim chap.218) soutient que, contrairement à ce que suggère une première lecture de ce texte, aucune controverse n’oppose rav Yossef à Abbayé. Selon lui, tout homme qui a bénéficié d’un miracle possède nécessairement – selon les deux Sages – un mérite remarquable. Mais outre l’évidente valeur morale de cet homme, il n’en reste pas moins que tout miracle occasionne fatalement une certaine « perte de mérites ». Sans chercher à contester l’avis de rav Yossef, Abbayé vient donc simplement souligner que cet homme était « médiocre », dans la mesure où une part de son mérite lui avait été amputée en raison de ce miracle même.
Fidèle à la même optique, le Chlamé Nédarim explique dans sa préface, que le terme « médiocre » [garou’a] employé ici, ne signifie pas un manque de piété chez cet homme. Par cette affirmation, Abbayé veut simplement mettre en évidence les conséquences fâcheuses du miracle qui fit diminuer sensiblement les mérites de cet homme. Car, ajoute cet auteur, qui peut prétendre être supérieur à Ya’aqov notre ancêtre qui a lui aussi proclamé dans sa prière : « Je suis peu digne [ou plutôt : j’ai régressé à cause] de toutes les faveurs… » ?C’est également en ce sens qu’à la bénédiction de « haGomel » – prononcée après avoir échappé à une situation dangereuse –, l’assistance répond : « Que Celui Qui t’a prodigué tant de bien, t’accorde tout le bien. » Pour cette prière de remerciement, on ne se contente pas de répondre « Amen » comme pour toutes les bénédictions. En effet, dans la mesure où un miracle s’est produit pour celui qui la prononce, le nombre de ses mérites pourrait avoir sensiblement diminué : c’est pourquoi nous lui souhaitons de recevoir absolument « tout le bien », sans la moindre restriction. Cette idée revient également dans le Birkat haMazone [Actions de grâces après le repas], lorsque nous prononçons les mots : « Qu’aucun bien ne nous fasse à jamais défaut » – qui formulent notre souhait que le bien éternel qui nous attend dans le Monde futur ne soit jamais amputé.
Cet extrait est issu du livre « Lekah Tov » publié par les éditions Jérusalem Publications, avec leur aimable autorisation. Tous droits réservés.