Ki Tetse. La nature humaine et l’impact des habitudes

« Si un homme a un fils dévoyé et rebelle… » (Dévarim 21,18)

« Le fils dévoyé et rebelle n’est passible de mort qu’à partir du moment où il consomme un tartémar de viande et où il boit un demi-log de vin. […] Le fils dévoyé et rebelle était tué en prévision de son avenir : la Tora pénètre le fond de sa pensée. Elle voit que cet enfant en viendra à dilapider l’argent de son père, et cherchant en vain à assouvir ses passions, il se tiendra à la croisée des chemins et détroussera les passants. La Tora dit donc : Qu’il meure innocent et qu’il ne meure pas coupable ! » (Rachi)

Ce principe, voulant que la Tora « pénètre le fond de la pensée de cet enfant » et le condamne dès aujourd’hui en fonction de ses actes futurs, semble être en totale contradiction avec cet autre enseignement talmudique : « Rabbi Its’haq dit : On ne condamne l’homme qu’en vertu de ses actes présents, comme il est dit [au sujet d’Ichmaël] : “D.ieu a entendu la voix de l’enfant s’élever de l’endroit où il gît“ » (Roch Hachana 16b). Rachi explique : « “ses actes présents“ – même s’il viendra plus tard à se pervertir. » La même idée apparaît dans le Midrach : « Les Anges du service dirent au Saint béni soit-Il : “Maître du monde ! Cet homme [Ichmaël] viendra un jour à faire mourir Tes enfants par la soif, et Toi, Tu fais apparaître pour lui un puits ?“ D.ieu répondit : “Qu’est-il aujourd’hui ? Un juste ou un mécréant ?“ Les anges dirent : “Il est un juste.“ D.ieu reprit : “Je ne juge l’homme que selon le moment présent !“ » (Béréchit Rabba 53,19).

Pour résoudre cette contradiction, rav Eliyahou Lopian (dans le Lev Eliyahou) rapporte l’explication suivante au nom de Rabbi Eliyahou Mizra’hi (sur la paracha de Vayéra) : contrairement à Ichmaël, le fils dévoyé commence dès son jeune âge à commettre les actes qui finiront par le perdre.Cette réponse, poursuit le rav Lopian, se comprend mieux en se remémorant l’épisode d’intronisation de David, tel que nos Sages le relatent. Lorsque le prophète Chmouel arriva chez Ichaï, le père de David, pour lui annoncer qu’un de ses fils serait le futur roi, celui-ci lui présenta ses sept fils. Après les avoir tous vus, le prophète déclara : « Ce ne sont pas ceux-là que D.ieu a désignés. » Ichaï fit alors appeler son dernier enfant, David, et comme en témoigne le verset : « On fit venir l’enfant, qui avait le teint vermeil, avec de beaux yeux et une bonne mine. D.ieu dit alors à Chmouel : “Va, oins-le, car c’est lui ! » (Chmouel I 16). Nos Sages ajoutent à ce propos : « Lorsque Chmouel vit que David était roux, il fut saisi de crainte et se dit : “Celui-ci sera un meurtrier comme ‘Essav !“ Le Saint béni soit-Il lui montra alors que David avait “de beaux yeux“ – c'est-à-dire que contrairement à ‘Essav, qui tuait selon son bon vouloir, David ne tuerait des hommes que selon les prescriptions du Sanhédrin » (Béréchit Rabba 63,11).

Autrement dit, en voyant que David était né sous l’influence de Maadim (Jupiter), Chmouel comprit qu’il était doté d’une nature cruelle ; le Talmud soutient en effet que les enfants naissant sous le signe de Maadim seront des meurtriers (Chabbat 156a). Mais D.ieu rassura Chmouel, en lui certifiant que les exécutions effectuées par David ne seraient que celles ordonnées par le Sanhédrin. De là, nous pouvons déduire que l’on ne doit pas juger l’homme selon ses tendances innées, car il peut toujours les utiliser pour le bien. Et de fait, dans ce même passage, le Talmud explique que pour les enfants nés sous le signe de Maadim, la solution consiste à devenir mohalim (circonciseurs) : ils pourront ainsi « verser du sang » pour une noble cause. De même, le roi David ne laissa pas la cruauté dominer ses actes, il sut orienter ses pulsions pour accomplir la volonté du Créateur.Il est donc évident que D.ieu ne juge l’homme que selon le moment présent : même s’il est avéré qu’une personne viendra à commettre des crimes, elle reste néanmoins maîtresse de son libre arbitre et peut à tout moment orienter ses dispositions naturelles vers le bien ! En conséquence, comment peut-on juger un homme selon son potentiel, alors que celui-ci pourra être exploité pour de bonnes causes ? C’est ainsi que s’explique la réponse de D.ieu aux anges : bien qu’Ichmaël soit potentiellement dangereux, il ne convient de le juger que selon son état actuel, à savoir celui d’un juste encore exempt de fautes.

Toutefois, il est vrai que dans certains domaines, l’homme peut être jugé sur son potentiel avant même de l’avoir concrétisé. C’est notamment le cas de l’orgueil, dont il est dit : « Tout cœur hautain est une abomination pour l’Eternel » (Michlé 16,5) – même si ce trait de caractère siège seulement dans le cœur et n’a pas encore suscité une conduite vaniteuse, D.ieu le considère déjà comme une abomination et le punit aussitôt. De même pour la colère : même si elle reste contenue et ne s’exprime pas, elle est néanmoins vivement réprouvée, ainsi que l’écrit Maïmonide : « La colère est une disposition extrêmement pernicieuse, dont il convient de s’éloigner jusqu’à l’antipode » (Hilkhot Dé’ot chap.2).Il en va de même pour cet enfant qui s’est habitué à engloutir de grandes quantités de viande et à boire du vin goulûment : par son attitude, il a quasiment réduit à néant son libre arbitre et, incapable de se maîtriser, il s’est abaissé au rang de l’animal. Le dénouement de sa vie est donc connu par avance : il dilapidera l’argent de son père, après quoi il continuera à chercher à assouvir ses pulsions, et lorsqu’il n’y arrivera pas il en viendra fatalement à piller ses semblables et à commettre des meurtres. C’est pourquoi la Tora le juge dès à présent comme s’il avait déjà commis ces méfaits, sans attendre que les actes justifiant sa condamnation soient concrètement perpétrés.

Ceci nous montre le pouvoir extrême des habitudes : alors que de mauvaises tendances peuvent toujours être corrigées par la force du libre arbitre, l’accoutumance à une action assujettit l’homme et le contraint à commettre ce qu’elle lui dicte ! Ainsi, cet enfant dévoyé était jugé par avance, en vertu de conduites pernicieuses déjà adoptées. Mais réciproquement – et même de façon démultipliée –, les bonnes habitudes peuvent ouvrir les chemins de la félicité. Si dès son jeune âge, l’homme s’accoutume à réaliser des choses positives, il est certain que cette disposition lui sera d’une valeur inestimable dans son service du Créateur. C’est à ce sujet que le roi Chlomo préconise : « Donne au jeune homme de bonnes habitudes dès le début de sa carrière ; même avancé en âge, il ne s’en écartera pas » (Michlé 22,6).

Cet extrait est issu du livre « Lekah Tov » publié par les éditions Jérusalem Publications, avec leur aimable autorisation. Tous droits réservés.

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