Est-il bon de vouloir de tout savoir?

À la fin du précédent article, nous affirmions qu'il n'est pas bon de désirer tout connaître. L'idée aura pu étonner, tant il est noble de savoir. Là réside justement la nuance. Savoir est bon, savoir est même obligatoire car sans le savoir, il n'est aucun discernement. Par contre, tout savoir peut être extrêmement dangereux, comme l'histoire suivante le prouve [1].

Cette histoire s'inscrit dans le contexte de la perfection. Le souci de perfection, comme tout trait de caractère et même plus encore, doit impérativement s'inscrire dans un cadre. Sans limites, sans bornes, la perfection devient une obsession que l'on poursuit dans une course effrénée,  dont on finit par ne plus savoir où celle-ci mène.

Ainsi, on vont demander au 'Hidouchei haRim [2] sa bénédiction en vue d'un certain mariage. Lui ne vit aucune raison de s’y opposer mais son épouse, après avoir glané ici et là maints renseignements au sujet de la jeune fille, se montra plus réticente. Son mari lui raconta l’histoire suivante.

Il était un érudit qui gagnait sa vie en voyageant de ville en ville pour enseigner la Torah. Lors d’une étape, un riche commerçant lui offrit l’hospitalité.

Chaque soir, tard dans la nuit, l’érudit s’absentait quelques heures, ce qui ne manqua pas d’intriguer son hôte. Et quand le commerçant fut incapable de contenir sa curiosité davantage, il lui demanda :

— Rabbi, pardonnez mon indiscrétion : pourquoi sortez-vous à la nuit tombée ?

— Ne t’en préoccupe pas, éluda l’érudit.

— Pardon à nouveau, Rabbi, mais vous avouerez que ce n’est pas banal ! Y aurait-il donc là un si grand secret ?

— Eh bien ! Puisque tu tiens tellement à savoir où je me rends chaque soir, je gagne la forêt voisine pour y écouter le langage des oiseaux.

— Le langage des oiseaux ?

— C’est bien cela, le langage des oiseaux.

— Je veux connaître ce langage. Enseignez-le-moi, Rabbi !

— Crois-moi, mieux vaut que tu n’en saches rien.

Le commerçant pressa tellement l’érudit que celui-ci finit par lui donner satisfaction.

— Tu désires vraiment apprendre le langage des oiseaux ? Soit, je te l’enseignerai. Cependant, tu devras te préparer à notre première leçon en jeûnant plusieurs jours, en t’isolant et en t’imposant encore d’autres rigueurs.

— Je suis prêt à prendre sur moi tout ce que vous me demanderez, Rabbi !

Quand le commerçant fut prêt, l'érudit lui enseigna le langage des oiseaux. Au bout d'un temps, il s'en fut vers une autre ville, tandis que le riche commerçant retourna à ses affaires.

Un soir, le commerçant sortit vers la forêt voisine car il voulait écouter le chant des oiseaux. Arrivé sur place, très étrangement, il lui sembla que les gazouillis lui étaient familiers. Ce n’étaient plus des sons comme cela avait toujours été. C'étaient des mots, et ces mots, voici qu’il les comprenait.

Perché au-dessus de sa tête, un oiseau disait justement : « Hélas ! Le magasin de cet homme est sur le point d’être ravagé par un incendie. Si seulement il savait, il courrait sauver sa marchandise ! ». Prenant très au sérieux la révélation qu’il venait d’entendre, l’homme se rendit en toute hâte à son magasin et mit sa marchandise à l’abri. La tâche accomplie, il était épuisé mais profondément satisfait.

Par la suite, cette expérience singulière se renouvela. Et chaque fois qu’il entendait les oiseaux annoncer que ses entrepôts allaient brûler, le commerçant se précipitait afin de sauver sa précieuse marchandise.

Mais un soir, il entendit un message très différent : « Hélas ! Cet homme est sur le point de mourir ». Le commerçant manqua de défaillir. Soudain pris de panique, il se mit à courir à travers la forêt comme s’il fuyait quelque bête féroce. Sa course le conduisit à une auberge dont il poussa la porte, à bout de souffle. À son immense surprise, l’érudit y était assis.

Le commerçant s’approcha timidement, presque honteusement, s’installa face à lui et narra sa mésaventure. L’érudit soupira : « Ne t’avais-je pas averti ? N’avais-je pas essayé de te dissuader ? Seulement, tu t’es entêté. Alors, je t’ai donné ce que tu désirais. Je t’ai enseigné le langage des oiseaux ». Après une longue pause, il reprit : « Sache que dans le Ciel, il avait été décidé que tu devais mourir ; il avait également été décidé que la perte de tes biens expierait tes fautes et annulerait le décret. Tu as sauvé tes biens, mais tu as perdu la vie ».

L’histoire terminée, le 'Hidouchei haRim dit à son épouse : « Tu vois, chercher à tout savoir n’est pas sans danger ! ».

Et si nous pouvons nous permettre de prolonger les propos du Maître, rappelons qu'à de rares exceptions près, exprimer un trait ou une tendance à l'extrême est néfaste. Vouloir savoir à tout prix en fait partie, et fait aussi partie de ces comportements [3] caractéristiques des gens trop perfectionnistes. Ceux-ci ne supportent littéralement pas le manque, qu'il s'agisse par exemple du manque d'ordre, du manque d'esthétique ou, dans notre cas, du manque d'information.

À moindre échelle, ces questions que l'on pose apparemment de manière anodine, vous savez bien, ces questions que l'on justifie d'un « C'est juste pour savoir », peuvent s'y apparenter. Elles procèdent en effet d'un manque de maîtrise ou, dit autrement, d'une incapacité à gérer la sensation de manque. Sans que l'on sache bien pourquoi, la curiosité doit être assouvie, le manque doit être comblé. On n'est alors plus du tout dans la réflexion. On est sorti du monde de la raison pour plonger, se noyer devrait-on dire, dans le monde de la pulsion. Et cette fuite en avant, aveugle, incontrôlée, est susceptible de ravir à l'homme l'un de ses plus précieux trésors : l'équilibre.

David Benkoel est coach et analyste
Pour aller plus loin voir http://www.torahcoach.fr

Notes

[1]  Elle est tirée du livre Et par elles, vous vivrez !, dont une présentation est disponible en suivant ce lien. [2]  Rabbi Yits'haq Meïr, dont les premières lettres forment l’acronyme Rim, étudia auprès des plus grands dirigeants hassidiques de son temps, comme Rabbi Sim'ha Bounam de Peschiskha et Rabbi Mena'hem Mendel de Kotsk. Son commentaire sur la Torah, les Prophètes et les Hagiographes, appelé 'Hidouchei haRim (Enseignements inédits du Rim), est resté une référence en la matière. [3]  Qu'il n'est pas exagéré de qualifier de pathologiques, c'est-à-dire dont il faut apprendre à les dépasser, ou au moins à les gérer.

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