« Aharon garda le silence » (Vayiqra 10,3)
« Aharon fut récompensé pour son silence. Quelle fut sa récompense ? Le fait que la Parole divine s’adressa à lui spécifiquement, car la section relative à la consommation de boissons alcoolisées ne fut énoncée qu’à lui seul. » (Rachi)
Selon Rachi, les lois interdisant aux Cohanim de procéder au service sacerdotal en état d’ivresse furent énoncées spécifiquement à Aharon, en récompense de son silence. Mais selon rav Ya’aqov Neuman (Darké Moussar), nous pouvons envisager les choses de manière légèrement différente.Accepter un événement malheureux avec amour et soumission exige un haut niveau de crainte du Ciel. A plus forte raison pour la tragédie qui frappa Aharon, quand ses deux fils périrent pendant l’une des plus glorieuses heures de la nation juive. Pour garder le silence face à son malheur, Aharon avait sans nul doute fourni auparavant un travail extrêmement intense, lui ayant permis de renforcer sa crainte du Ciel et de comprendre le véritable sens de notre existence ici-bas. Suite à la mort de ses fils, D.ieu apparut à Aharon, c’est-à-dire qu’à cet instant, il atteignit le niveau prophétique.
Or, nous savons que la Chékhina ne se dévoile jamais à un homme moralement abattu. Le fait que la Parole divine s’adressa spécifiquement à lui indique donc qu’il avait atteint un tel niveau de crainte du Ciel, que l’immortalité de l’âme était devenue une évidence à ses yeux. Cette certitude lui permit de comprendre qu’il n’y avait pas lieu de trop s’attrister de la perte d’un proche, et il put ainsi conserver un état d’esprit compatible avec le niveau prophétique.Ce regard sur la mort apparaît dans le commentaire du Ramban sur le verset :
« Vous êtes les enfants de l’Eternel votre D.ieu : ne vous tailladez pas le corps et ne vous rasez pas entre les yeux en l’honneur d’un mort » (Dévarim 14). Le Ramban écrit à ce sujet : « Selon Rabbi Avraham [Ibn Ezra], cela signifie que lorsqu’on a conscience d’être les enfants de l’Eternel, et que Son amour à notre égard est plus intense que celui d’un père pour son fils, il n’y aura jamais lieu de se taillader le corps à cause des malheurs dont Il nous accable, car tout ce qu’Il fait est pour le bien. Et si vous ne parvenez pas à le comprendre, soyez tout au moins comme de jeunes enfants qui ignorent le sens des décisions de leur père, mais qui s’en remettent néanmoins à lui. C’est pourquoi il est dit à la suite : “Car tu es un peuple consacré à l’Eternel“ – tu es un peuple différent des autres nations, et tu ne dois donc pas les imiter.D’après moi, poursuit le Ramban, les mots “tu es un peuple consacré“ évoquent l’idée de la survivance de l’âme devant D.ieu. En effet, dans la mesure où “tu es un peuple consacré, choisi par l’Eternel“, et où “D.ieu n’enlève pas la vie et Il combine des desseins en vue de ne repousser quiconque à jamais“ [d’après Chmouël II chap.14], il n’est donc pas convenable que nous nous tailladions le corps ni que nous nous rasions à cause d’un mort, fût-il décédé en pleine jeunesse. En revanche, la Tora n’interdit pas que nous pleurions, car par nature, toute séparation de personnes proches suscite les pleurs, même lorsqu’aucune d’elles ne meurt. Ce verset serait ainsi l’une des sources dont se sont inspirés nos Sages, lorsqu’ils prescrivirent l’interdiction de garder le deuil trop longtemps. »
Selon le Ramban, celui qui croit sincèrement en D.ieu sait que la mort n’est qu’un passage vers un Monde de bienfaits. Les pleurs à l’occasion d’un décès ne doivent pas être plus abondants que ceux suscités par le départ d’un proche, que l’on verse naturellement même lorsque celui-ci s’en va vers un lieu qui lui sera plus favorable. Il apparaît donc que le silence qu’observa Aharon à la mort de ses fils fut un catalyseur, lui permettant d’atteindre le degré de prophétie, car son silence témoigna d’une immense foi en D.ieu.Le Talmud relate : « Les Sages dirent à rav Haménouna le petit lors du mariage de Mar fils de Ravina : “Chantez-nous quelque chose !“ Il entonna ce chant : “Malheur à nous qui allons mourir ! Malheur à nous qui allons mourir !“ » (Bérakhot 31b). Voilà une attitude bien surprenante : on demande à ce Sage de chanter pour réjouir les mariés, et lui, évoque le jour de la mort ! Le Saba de Kelm explique qu’en vérité, chez les Sages du Talmud, la mention de la mort ne suscitait aucune tristesse. Au contraire, cela provoquait en eux des élans de joie, comme le rapporte le verset : « Elle sourit en pensant à son dernier jour » (Michlé 31). Nulle joie n’est plus intense que celle éprouvée lorsque tous les doutes s’effacent, et nul moment n’est plus révélateur de Vérité que le jour de la mort. Lorsque rav Haménouna mentionna la mort, tous les convives se remémorèrent le but de leur existence et en éprouvèrent une joie immense.
Le Machguia’h de Lomza, rav Moché Rozenstein, propose une autre explication au chant qu’entonna rav Haménouna lors de ce mariage. Lorsque ses compagnons lui demandèrent de les réjouir, ce maître déclara : « Malheur à nous qui allons mourir ! » Autrement dit, il leur adressa ce message : « Vous devez être capable de vous réjouir sans pour autant détourner vos pensées du jour de la mort. Si vous réussissez à combiner cet alliage délicat, ce sera la preuve que votre joie est authentique. Mais si seul l’oubli de la mort vous permet de vivre des instants d’allégresse, ce sentiment n’est assurément pas de la joie mais une frivolité ordinaire. » Or, comment parvient-on concrètement à se réjouir en pensant à la mort ? Lorsqu’on sait que l’on a convenablement servi le Créateur par le passé, ou tout au moins quand on prend la résolution de le faire à l’avenir.
Les fils de rav Avraham Grodzinski – auteur de l’ouvrage Torat Avraham et directeur spirituel de la yéchiva de Slabodka en Lituanie –racontent : « Notre père, notre maître, fut assailli par les épreuves depuis sa plus tendre enfance. Mais jamais l’adversité n’eut raison de lui :
au contraire, les difficultés furent pour lui une source de force et d’élévation.Après qu’il fut nommé directeur spirituel de la yéchiva, plusieurs vagues de malheurs s’abattirent sur lui l’une après l’autre. C’est à cette époque que décéda notre mère, de mémoire bénie, et notre père dut assumer seul la charge de huit enfants, alors que le plus petit avait à peine un ou deux ans. Le caractère unique de notre père se manifesta notamment par sa réaction : à l’annonce du décès de sa femme, il ne prononça pas aussitôt la bénédiction “Dayan HaEmet“ [le Juge de Vérité]. Toute sa vie durant, il avait combattu les automatismes, ces mitsvot que le prophète qualifie de “leçons d’homme apprises“. Or voilà que se présentait à lui la mitsva de se soumettre au Jugement divin, au sujet de laquelle Rava dit dans le Talmud : “Il convient de prononcer cette bénédiction dans la joie“ (Bérakhot 60b et Choul’han ‘Aroukh Ora’h ‘Haïm 222,3). Et de fait, deux jours plus tard, il récita la bénédiction “Dayan HaEmet“ avec sérénité et de bon gré, comme l’exige la Halakha. »
Rav Chlomo Zalman Auerbach relata les faits suivants. A l’époque où rav Eliyahou Rabinovitz, surnommé le « Adéret », était le rav de Jérusalem, une tragédie frappa sa famille : l’une de ses filles décéda très jeune. La procession funèbre fut fixée à une certaine heure. Les responsables de la ‘Hevra Qadicha [organisme des derniers devoirs], connaissant le maître comme un homme extrêmement ponctuel, s’organisèrent de sorte que le cortège funèbre démarre à l’heure dite.Mais étonnamment, le rav s’enferma dans son bureau, demandant que l’on retarde un peu la procession. Après vingt minutes, le Adéret rejoignit l’assemblée et on put se mettre en route. Quelques jours plus tard, on apprit de la bouche même du rav les raisons de ce retard :
« La Halakha stipule que l’on bénisse D.ieu pour les malheurs de la même manière qu’on le fait pour les événements heureux. Alors que je m’apprêtais à prononcer la bénédiction requise, je réalisai que je n’étais toujours pas parvenu à éprouver le sentiment que j’aurais eu à l’annonce d’une bonne nouvelle. C’est pourquoi je me suis enfermé dans mon bureau jusqu’à ce je réussisse à éprouver la joie que j’avais ressentie le jour de la naissance de ma fille. Et c’est animé de cette même joie que je bénis D.ieu, et Le déclarai Juge de Vérité. »
Cet extrait est issu du livre « Lekah Tov » publié par les éditions Jérusalem Publications, avec leur aimable autorisation. Tous droits réservés.