Choftim. Le pouvoir de la corruption

« N’accepte pas de présent corrupteur, car la corruption aveugle les yeux des sages et fausse la parole des justes » (Dévarim 16,19)

Lorsque Réouven dit de Chimon qu’il est un « homme riche », cette déclaration n’a que peu de valeur, car il dépend de la subjectivité de Réouven et de sa propre notion de la richesse. S’il est lui-même pauvre, toute personne ayant quelques moyens financiers sera à ses yeux un « homme riche ». A contrario, s’il est lui-même fortuné, son appréciation sur la personne de Chimon sera des plus sérieuses, et nul n’osera la contester. Il en va de même pour la sagesse : qualifier quelqu’un d’intelligent et de sage n’a de sens que si le niveau d’intelligence et de sagesse de la personne qui émet un tel jugement est incontestable. Si elle s’avère être inculte, ignorant tout de la « sagesse », la moindre marque d’esprit sera à ses yeux une preuve d’intelligence. En revanche, si nous recevions ce témoignage d’un grand maître tel que Rabbi ‘Aqiva Iguer, nous le ratifierions sans hésitation. Et dans l’hypothèse où nous recevions une lettre du roi Chlomo, le plus sage d’entre les hommes, attestant qu’Untel est un homme intelligent, nul ne douterait plus de cette affirmation.

Dès lors, remarque le ‘Hafets ‘Hayim (commentaire sur la Tora), si le Saint béni soit-Il témoigne en Personne qu’un certain homme est doué d’une grande sagesse, ce dernier possède sans le moindre doute une prodigieuse clairvoyance et une rare sagacité. Par conséquent, lorsque la Tora affirme que « la corruption aveugle les yeux des sages », il est évidemment question ici de personnes dont nul ne saurait mettre l’intelligence en doute – puisque D.ieu en témoigne Lui-même. Or, il s’avère que même cette formidable acuité d’esprit ne parvient pas à empêcher « la corruption d’aveugler leurs yeux »… C’est la preuve du formidable pouvoir qu’exerce la corruption : même le plus sage d’entre les hommes ne peut y échapper ! Dans le traité Kétouvot (105b), le Talmud rapporte différentes anecdotes, laissant apparaître les scrupules extrêmes dont faisaient preuve les Sages envers toute forme de corruption.A la question : « A quoi ressemble la corruption ? », la Guémara répond en racontant que lors d’un voyage, le Sage Chmouel dut traverser un pont. Un homme lui proposa alors son bras pour y prendre appui. Il lui raconta ensuite qu’il devait se rendre le jour même à son tribunal pour y régler un litige. Le Sage déclara aussitôt : « Je m’invalide moi-même pour juger cette affaire ! » En effet, à ses yeux, il avait désormais pris parti dans ce procès… De la même manière, Mar ‘Ouqva se récusa pour démêler l’affaire d’un homme qui avait, un peu plus tôt, dégagé de son chemin un détritus qui l’incommodait.

Chaque vendredi, le métayer de Rabbi Ichmaël bar Rabbi Yossi avait coutume d’apporter à son maître un panier rempli de fruits, correspondant à la part qui lui revenait. Une fois, il dérogea à la règle et amena la corbeille de fruits dès le jeudi. Il s’en expliqua ainsi au Sage : « Je devais de toutes les façons venir en ville ce jeudi – jour où les Tribunaux rabbiniques siègent – à cause d’un différend que je dois régler. C’est pourquoi je suis venu en même temps vous apporter votre corbeille. » Non seulement Rabbi Ichmaël refusa la corbeille de fruits, mais il se récusa également pour cette affaire, craignant d’être désormais sous l’effet d’une tentative de corruption. Il nomma donc deux autres érudits pour trancher ce litige à sa place. Pendant tout le temps que dura le procès, Rabbi Ichmaël se tint dans la pièce attenante, et il se surprit lui-même à chercher des arguments en faveur du métayer : « Pourvu qu’il dise ceci ! Et qu’il dise cela ! »… Dès qu’il prit conscience de sa réaction, le Sage déclara : « Que soit broyée l’âme des juges coupables de corruption ! Si déjà moi, qui n’ai pas accepté de présent corrupteur et qui, même si je l’avais accepté, n’aurais reçu qu’un bien me revenant de droit, je réagis ainsi, dans quelles proportions doivent être influencés ceux qui reçoivent de véritables pots-de-vin ! »

Cet extrait est issu du livre « Lekah Tov » publié par les éditions Jérusalem Publications, avec leur aimable autorisation. Tous droits réservés.

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