« Tu diras en ton cœur : “C’est ma propre force, la puissance de mon bras qui m’a valu cette réussite“ » (Dévarim 8,17)
Le sentiment de puissance et d’indépendance, nous suggérant que ce sont nos initiatives et notre compétence qui nous valent la réussite, est l’un des aspects les plus dominants de notre psychisme, affirme rav Eliyahou Dessler (Mikhtav MéEliyahou tome IV p.27). Or, quiconque est animé de cette conviction commet une erreur fondamentale, comme le souligne notre paracha à de multiples reprises : « Garde-toi d’oublier l’Eternel ton D.ieu […] de dire en ton cœur : “C’est ma propre force, la puissance de mon bras.“ […] Non ! Tu te souviendras de l’Eternel, car c’est Lui Qui t’aura donné le moyen d’arriver à cette prospérité. » Non seulement les conséquences de nos actes dépendent de la volonté divine, mais même nos initiatives et nos idées sont inspirées par le Créateur, comme Onqelos l’indique dans son targoum : « C’est Lui Qui t’aura donné le conseil d’acquérir des biens [judicieusement]. »
Toutefois, on conviendra que ce puissant sentiment inscrit dans la nature humaine est indispensable : il constitue le principe même du libre arbitre, et lui seul nous permet d’opter pour le bien. Nous devons en effet avoir conscience que dans ce domaine – qui constitue d’ailleurs notre raison d’être – nous seuls décidons de notre sort. C’est pourquoi il est essentiel que nous soyons mus par un sentiment d’autonomie et de puissance, sans lequel nous ne pourrions jamais vaincre notre mauvais penchant. Et de fait, si nous consacrions autant de force et de dynamisme à la « bataille » nous opposant au mauvais penchant qu’à celle que nous menons pour notre confort personnel, le monde aurait un tout autre visage.Nous savons que « tout est décidé par le Ciel, sauf la crainte du Ciel ». Malheureusement, beaucoup d’hommes ont tendance à inverser les termes de cette affirmation et à penser que dans le domaine spirituel – où les décisions n’appartiennent qu’à eux seuls –, ils ne peuvent se battre contre la nature dont ils sont dotés et acceptent leur niveau spirituel comme une fatalité. Inversement, pour les questions d’ordre matériel – qui dépendent uniquement de D.ieu –, ils pensent pouvoir tout maîtriser à leur gré. Le ‘Hovot HaLévavot consacre d’ailleurs tout un passage à ce paradoxe (Cha’ar I’houd HaMaassé, chap.5).
Comprendre l’aberration de ce sentiment de toute-puissance n’est certes pas aisé. Cette dimension de notre existence est si prépondérante dans notre vie, que nous évoluons continuellement avec l’idée que nos actions sont la cause de nos réussites. Nous sommes convaincus qu’avec notre intelligence, nous savons créer des « causes » qui produiront les effets escomptés. Mais si nous y réfléchissions objectivement, nous verrions que nous sommes tels des aveugles, tâtonnant dans l’obscurité. Il suffit pour cela de constater qu’assez fréquemment, les plans que nous échafaudons se soldent par des échecs – alors que parallèlement, la réussite arrive souvent là où on ne l’attend guère. Nous pouvons lire dans le Midrach : « “L’ange dit à Hagar : “[…] Relève-toi et reprends cet enfant. […] L’Eternel lui dessilla les yeux et elle aperçut une source“ (Béréchit 21,18-19) – Rabbi Binyamin dit : Tous les hommes sont aveugles jusqu’au moment où le Saint béni soit-Il éclaire leur regard » (Béréchit Rabba 33). Si D.ieu ne nous montrait la voie à suivre, nul ne saurait la trouver. Et chacun sait au fond de lui que toute cause peut entraîner un effet contraire à celui attendu, à l’instar de l’épisode de Yossef, vendu par ses frères en tant qu’esclave, et qui se conclut par sa nomination au rang de souverain d’Egypte.Tout ceci nous apprend que les véritables raisons aiguillant les événements du monde sont d’ordre spirituel. Ce que nous considérons, pour notre part, comme des causes ne sont en vérité que des moyens et des biais pour concrétiser des objectifs spirituels ; ces causes ne sont donc elles-mêmes que les conséquences de réalités spirituelles.
Nous trouvons un exemple édifiant d’un dénouement totalement opposé aux attentes initiales, dans ce récit du Midrach : un alcoolique invétéré était si dépendant de son vice qu’il dilapidait ses meubles et tous ses biens pour épancher sa soif. Ses fils, voyant que le patrimoine familial était peu à peu englouti, décidèrent d’intervenir. Ils laissèrent leur père boire à volonté et lorsqu’il sombra dans un profond sommeil, ils le transportèrent jusqu’au cimetière local. En agissant ainsi, ils espéraient qu’en se réveillant couché au milieu des tombes, l’ivrogne serait à ce point choqué qu’il prendrait conscience de sa déchéance.Mais ce que les fils ignoraient, c’est que le chemin longeant le cimetière était un lieu de passage souvent fréquenté par des marchands d’alcool. Pendant que le père cuvait encore son vin, d’étranges clameurs s’élevèrent soudain de la ville. Intrigués, les marchands passant près du cimetière déposèrent sur place leur marchandise, et allèrent s’enquérir des raisons de ce tumulte. Peu après leur départ, l’ivrogne se réveilla et ouvrant les yeux, il aperçut une grosse outre de vin suspendue juste au-dessus de sa tête. Il dévissa le bouchon et en introduisit l’ouverture directement dans sa bouche. Trois jours plus tard, ses fils allèrent s’enquérir de lui. Lorsqu’ils le découvrirent ainsi, ils déclarèrent alors : « Puisque D.ieu te procure ton vin jusqu’ici, telle est Sa volonté et nous ne pouvons plus rien pour toi ! »
Dans le cadre de la présente étude, nous ne chercherons pas à comprendre les motivations de cette « aide divine » particulière, que ce soit en vertu de la règle voulant qu’on offre à ceux qui le souhaitent la possibilité de se perdre, ou de celle énonçant qu’à un certain niveau de déchéance, toute chance de retour est définitivement perdue. Ce que nous pouvons cependant retenir de cette histoire, c’est que D.ieu peut utiliser les actes des hommes pour un dénouement exactement opposé à celui qu’ils escomptaient.
Cet extrait est issu du livre « Lekah Tov » publié par les éditions Jérusalem Publications, avec leur aimable autorisation. Tous droits réservés.