« Le champ, je te le donne ; le caveau qui s’y trouve, je te le donne également » (Béréchit 23,11)
Le brusque revirement de ‘Efron laissa les commentateurs perplexes : en premier lieu, il déclare à Avraham : « Le champ, je te le donne ; le caveau qui s’y trouve, je te le donne également » – insinuant par là qu’il n’envisage nullement une contrepartie financière pour la caverne de Makhpéla, et qu’il est même prêt à céder le champ mitoyen. Or, à peine finit-il sa phrase qu’il se reprend : « Une terre de quatre cents sicles d’argent, entre moi et toi, qu’est-elle ? », en exigeant de notre patriarche un prix exorbitant pour le terrain. Et de fait, le verset confirme qu’« Avraham pesa l’argent dont il avait parlé (…) quatre cents sicles d’argent, en monnaie courante. » ‘Efron accepte sans hésitation cet argent en monnaie courante dont la valeur, reconnue en tout lieu, est plus forte que celle des autre monnaies, comme le font remarquer nos Sages (Talmud Baba Métsi’a).
Pour expliquer cette attitude singulière, le Saba de Kelm (cité dans le Darké Moussar) évoque une célèbre discussion rapportée par la tradition, qui opposa Maïmonide aux sages non-juifs de son époque. Ces derniers considéraient qu’il était possible d’apprivoiser les animaux et de dompter totalement leurs instincts. Selon eux, on pouvait même leur apprendre à se conduire de manière civilisée exactement comme des humains. Maïmonide soutenait pour sa part que la chose était totalement impossible et que quelle que soit le niveau d’apprivoisement, un animal resterait toujours un animal. Pour le prouver, les sages non-juifs s’engagèrent à dresser un chat, à qui ils enseignèrent les bonnes manières. La cour ainsi que Maïmonide furent conviés en grande pompes à venir constater leur triomphe, devant le spectacle du chat prodige. De fait, tous purent découvrir avec émerveillement les talents de l’animal domestiqué : adoptant la posture d’un serviteur, le chat se mit à dresser les tables, à y étendre des nappes pour ensuite disposer soigneusement le couvert. Lorsque l’animal apparut avec une cruche de vin entre les crocs, tous les avis s’accordèrent pour dire que l’apprivoisement était effectivement à même de changer la nature des bêtes.
Mais à cet instant, Maïmonide sortit une boîte de sa poche, de laquelle s’échappa une petite souris. Lâchant brusquement la cruche qui vola en éclats, le félin oublia les bonnes manières et se précipita aussitôt sur sa proie. L’assemblée dut admettre son échec et reconnaître la sagesse de Maïmonide : s’il est possible d’inculquer aux animaux certaines règles de conduite, leur nature demeure à jamais immuable.Il en est de même pour ‘Efron. Tant qu’il n’a pas senti l’odeur de l’argent, ‘Efron est capable de se comporter en homme civilisé et généreux, pas moins qu’un animal bien dressé. Mais aussitôt qu’Avraham lui dit : « S’il te plaît écoute-moi : je te donne l’argent de ce champ, accepte-le », la nature d’Efron rejaillit. Au moment où Avraham extirpe sa bourse de sa poche et la lui tend, ses instincts de marchands refont surface et, se débarrassant de la préciosité dont il s’était paré jusque-là, il se précipite sur les espèces sonnantes et trébuchantes tel un chat qui se jette sur sa proie.
Nombreux sont ces individus semblables à ‘Efron, qui ménagent les apparences et entretiennent le vernis de la civilité et de l’éthique. Mais dès lors que s’éveille en eux un caprice personnel ou qu’ils subissent un affront, ils abandonnent les faux-semblants et leur nature véritable resurgit. L’unique moyen permettant à l’homme de modifier sa nature et de se débarrasser réellement de ses mauvaises habitudes réside dans l’étude de la Tora. Nos Sages l’ont d’ailleurs clairement énoncé : « J’ai créé le mauvais penchant, et J’ai créé la Tora en remède » (Kiddouchin 30b).
Cet extrait est issu du livre « Lekah Tov » publié par les éditions Jérusalem Publications, avec leur aimable autorisation. Tous droits réservés.