Lydia est une figure incontournable du Kotel. Connue de tous les agents de sécurité, elle passe difficilement inaperçue avec ses vêtements rapiécés de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Elle les porte d’une manière bien à elle, en plusieurs couches superposées. Une multitude de vieux sacs l’accompagnent, certains sur ses épaules, d’autres traînant au sol. D’étranges cordes et chiffons noués à sa taille complètent cet accoutrement bizarre qui semble appartenir à une autre époque. Par-dessus tout, elle se distingue par son visage souriant et ses grands yeux lumineux, ainsi que par le grand chapeau qui, d’un coloris différent chaque jour, orne sa tête. Elle n’oublie jamais de rehausser sa coiffe d’un accessoire fantaisiste quelconque : aujourd’hui c’est une petite figurine, demain un petit miroir entouré d’une multitude de peignes colorés, ou encore un ruban de couleur. Telle une garde avancée, cette pléiade d’objets ne la quitte jamais et annonce à tous, sa venue. Pourtant, elle semble elle-même détachée de la réalité. Son visage rieur ne parvient pas à dissimuler l’ombre de tristesse qui assombrit ses yeux, et son regard semble errer dans un univers inconnu de tous. Elle a pris l’habitude de conserver les reliefs de ses maigres repas dans un de ses nombreux sacs.
Non, elle ne craint pas le lendemain, elle veut simplement les offrir à ses amis qui volent dans les cieux, les pigeons. Dès qu’arrive l’instant de grâce, elle ouvre un de ses sacs en murmurant des paroles incompréhensibles, et avec ses grandes mains, elle émiette de vieux morceaux de pain puis les jette aux pigeons qui l’entourent. Même quand elle semble avoir épuisé ses réserves, elle replonge la main dans son sac, et comme par magie, fait apparaître de nouvelles miettes qu’elle lance à la ronde. Une nuée de pigeons l’entourent et dansent autour d’elle, telle une haie d’honneur autour de la mariée. L’espace d’un instant, elle semble s’arracher à son univers mystérieux. Son regard s’anime, ses joues se colorent et son visage resplendit d’une joie intense. A voix basse, elle chuchote des mots doux, des paroles d’affection à l’intention des nombreux oiseaux qui se pressent à ses côtés, comme s’ils voulaient lui témoigner leur reconnaissance. Parfois, elle agite un doigt réprobateur à l’encontre d’un pigeon gourmand qui s’est attribué un quignon de pain qu’elle ne lui destinait pas.
Enfin, sa main ridée s’ouvre lentement comme à regret et les dernières miettes s’envolent joyeusement. Le voile de mélancolie retombe alors sur ses yeux et elle regarde avec tristesse ses amis repus s’éloigner d’elle dans un battement d’ailes reconnaissant. L’endroit préféré de Lydia est bien sûr le Kotel Hamaaravi. Elle n’oublie jamais ses bien-aimés, les pigeons du Kotel. Dans ses sacs, elle cache les meilleurs morceaux pour ses protégés et les conserve avec soin jusqu’à son arrivée au Kotel. Une fois par mois, elle visite le lieu saint. Les policiers se sont emportés plus d’une fois contre elle et ont tenté de lui barrer le passage. Les hommes d’entretien n’apprécient pas non plus cette étrange femme qui laisse, un peu partout sur son passage, des petits tas de pain rassis à l’odeur nauséabonde. Mais Lydia ne se décourage jamais. Elle a une mission bien précise, et gare à celui qui voudrait la remplir à sa place. Avec force et volonté, elle réussit à braver tous les barrages, et malgré les efforts des gardes postés aux portes du Kotel, elle parvient à se faufiler entre les visiteurs. Alors, elle s’installe comme une reine au cœur de l’esplanade et entreprend de nourrir ses pigeons favoris. Personne ne connaît la véritable histoire de Lydia.
Personne, sauf peut-être les pigeons qui volent autour d’elle. Mais ils conservent jalousement ses secrets, préférant les emporter loin des regards indiscrets, dans le bleu du ciel. Si je n’avais pas été témoin de l’incident suivant, j’aurais alors ignoré moi aussi ce qui se cachait dans son cœur. Par une matinée fraîche et ensoleillée, aux alentours de midi, Lydia se trouvait sur l’esplanade du Kotel Hamaaravi. Soudain, un chat noir surgit et attaqua cruellement un de ses oiseaux bien-aimés, un petit pigeon blanc sans défense, qui tenait encore dans son bec les miettes de sa bienfaitrice. Révoltée, Lydia cria de toutes ses forces et tenta de s’opposer au chat, mais ses efforts furent vains. La bête s’enfuit avec sa proie, et Lydia, terrassée par la douleur, vint me trouver pour me demander de l’aide. Je la fis asseoir et lui offris un verre d’eau, mais elle ne se calma pas. D’une voix suraiguë, elle s’écriait sans cesse : « Oy, malheur au chat, malheur à Lydia ! » Puis elle se tut, et son regard se fit de nouveau vague. Je profitai de l’occasion pour avoir une petite conversation avec elle. « Ma chère dame, en tant que représentant officiel du Kotel Hamaaravi, je voudrais vous remercier pour les soins que vous prodiguez aux pigeons de ce lieu saint. » Son visage se remplit de joie et de bonheur, ses yeux se fixèrent un court instant, puis replongèrent aussitôt dans leur léthargie habituelle. Mais je poursuivis : « Savez-vous que le personnel d’entretien est un peu fâché contre vous ? En effet, lorsque vous nourrissez les pigeons, vous mettez à leur disposition une grande quantité de pain. Or ces oiseaux ne peuvent en manger autant, et en résultat, le Kotel se trouve sali par ces restes.
Vous serait-il possible de leur donner un peu moins de pain, ou si vous préférez, de veiller à nettoyer l’endroit une fois que vous avez terminé ?» Lydia fixa un point invisible dans la pièce, et répondit d’une voix calme : « Je ne peux pas, je ne peux pas. » Je m’adressai de nouveau à elle : « Je ne voudrais pas me montrer indiscret, surtout pas envers une femme aussi noble et importante que vous. Mais je vous demande tout de même de m’expliquer pourquoi vous agissez ainsi. Je suis persuadé que les pigeons connaissent votre secret. Peut-être mériterai-je moi aussi de découvrir pour quelle raison vous avez pris sur vous cette tâche importante de nourrir les pigeons du Kotel ? » Quelque chose dut se briser en elle et, à mon étonnement, elle répondit à ma question et m’ouvrit les fenêtres de son cœur. Voici son récit : « Lorsque j’étais enfant, nous habitions dans un petit village. Nous avions une grande cour dans laquelle mon père avait construit un pigeonnier. Chaque jour, je jouais avec les pigeons. Je leur avais donné un nom à chacun et je les connaissais tous.
Les pigeons m’étaient reconnaissants. Ils savaient à quelle heure je rentrais de l’école, et m’attendaient. Un pigeon, que j’aimais particulièrement, volait même à ma rencontre et se posait sur mon cartable à mon retour. « Puis, mes parents se séparèrent et je restai seule avec mon père et les pigeons. Mon père n’aimait pas que je passe mon temps avec eux, que je m’en occupe ni que je leur parle. Alors, il démonta l’abri dans la cour. A partir de ce jour, mes pigeons bien-aimés ne vinrent plus jamais me rendre visite. « Cet incident me causa un choc et je sombrai dans une véritable dépression. Ma santé mentale se dégrada, je perdis goût à mes études, les notes de mon carnet chutèrent dramatiquement, et mon père ne savait plus que faire avec moi, ni comment me soigner. Je restais de longues heures sans bouger, et je repensais à mes pigeons et en particulier à « Chalom », mon oiseau préféré. Au moment précis où mon père démontait l’abri, il couvait ses œufs, au son du chant des autres pigeons qui quittaient l’abri. « Mon état empira et je devins violente. A l’école, on ne savait plus que faire de moi. Finalement, on décida de m’hospitaliser. Un jour, je m’assis entre les arbres dans le jardin attenant à l’hôpital et je me promis de redevenir une enfant normale, si Chalom, mon cher pigeon me revenait. « Quelque temps plus tard, un Rav vint me voir. La visite était en l’honneur de ma bat-mitzva qui approchait.
A la demande de Papa, le Rav désirait m’enseigner les mitzvot principales d’une fille juive. Mais je refusai d’écouter ses paroles. A la place, je ne cessai de répéter : « Mais qu’arrivera-t-il aux pigeons ? Mais qu’arrivera-t-il aux pigeons ? » Le Rav me lança un regard plein de pitié et me dit : « Ton papa m’a raconté ton histoire avec les pigeons, mais je voudrais te dire quelque chose. Sache, mon enfant, qu’une colombe chassée de son nid vole au-dessus de Jérusalem et descend parfois pour se poser sur le Kotel Hamaaravi. Là-bas, elle prie pour ses oisillons, et le Créateur du monde, dans sa grande pitié, déverse ses bienfaits sur le Peuple d’Israël qui souffre de l’exil de la présence divine. Alors, Il se souvient de ses chers enfants qui se trouvent en exil, loin de leur nid, le lieu où réside la présence divine, le lieu des ruines du Temple. » « Stupéfaite, j’interrompis le Rav et je m’écriai d’une voix implorante : « Rav, est-ce que ma bat-mitzva aura lieu au Kotel Hamaaravi ? » Le Rav me répondit par l’affirmative. Et ce fut ainsi que le jour de mes douze ans, mon père accompagné du Rav m’emmena au Kotel Hamaaravi. Alors que j’adressai une prière au ciel, mon sidour à la main, je levai mes yeux vers les pierres du Kotel et, découvris avec stupeur Chalom, mon pigeon bien-aimé, qui roucoulait à mon adresse ! « Je jurai à nouveau de respecter ma promesse, d’être une gentille fille si je retrouvais Chalom.
Profitant de cet instant de grâce, je suppliai Hachem de ramener la paix dans notre demeure et de faire en sorte que nous retournions vivre dans notre petit village. J’ai prononcé la prière que le Peuple juif fait chaque jour : « Renouvelle nos jours comme autrefois », et je me suis juré que si ma prière était exaucée, je Lui en serais toute ma vie reconnaissante, et que je me soucierais de tous les pigeons que je rencontrerais, et en particulier, de ceux du Kotel. « Le Tout-Puissant entendit ma prière, et à la surprise de tous, mon comportement se métamorphosa de façon spectaculaire. Je sortis de l’hôpital, et mon père et ma mère reprirent leur vie commune. Il est vrai que je ne me suis pas rétablie complètement, et que je ne suis pas redevenue la même enfant qu’avant ma dépression. Mais j’ai tout de même grandi dans un foyer chaleureux comme auparavant. J’ai eu le mérite de me marier, et j’ai même mis au monde des enfants. Mes parents m’aident pour l’entretien de la maison et l’éducation des enfants, et beaucoup d’autres personnes me soutiennent dans la vie de tous les jours. Mais je n’oublie pas ma promesse, et je continue de la respecter jusqu’à ce jour.
Pas un jour ne passe sans que je nourrisse mes pigeons. « Et chaque mois, malgré les difficultés que me font les gardiens aux portes du Kotel, je parviens à leur insu à me faufiler vers le mur et j’arrive, les mains pleines de victuailles pour mes bien-aimés. Chaque fois, le Créateur m’aide à remplir ma mission, et je réussis à nourrir les pigeons du Kotel, comme je me le suis juré. » Lorsque Lydia termina son récit, elle paraissait plus calme et détendue, comme si le fait d’avoir partagé son secret lui avait permis de se libérer . Puis elle reprit : « Sachez qu’il y a quelque temps, j’ai revu Chalom – mon pigeon – et que je lui ai demandé de voler vers le Trône Céleste pour demander à Hachem qu’Il fasse cesser les guerres, et que la Paix revienne dans le monde. Et tout comme il m’a aidé à réveiller la pitié divine pour faire la paix entre mon père et ma mère, il contribuera à ramener la paix entre le Peuple d’Israël et le monde entier. Je suis persuadée que ma prière sera vite exaucée, car mon cher pigeon ne m’a jamais déçue. » Je lui répondis par un hochement de tête. Puis je me joignis à sa prière : « Que Celui qui réalise la paix dans les Hauteurs, instaure la paix sur nous et sur tout Son peuple Israël par Sa Miséricorde, dites Amen. »
Cet extrait est issu du livre « le Kotel, mur de tous les miracles » publié par les éditions Jérusalem Publications, avec leur aimable autorisation.