Partageons une tranche de vie d'un couple (pas si) fictif (que ça) : Moché et Sarah.
Un soir, Moché rentre du travail. En gravissant les deux étages qui le mènent à son domicile, il ne pense qu'à une chose : s'installer dans son canapé et se détendre, un soda bien frais dans la main. Quand il pousse la porte, son épouse Sarah l'accueille avec un sourire qui laisse rapidement place à une mine soucieuse. « Moché, je peux te demander un service ? ».
Voici Moché face à un dilemme. D'un côté, il aime sa femme et lui rendre service est l'évidence même. D'un autre côté, il est épuisé, et l'idée d'avoir peut-être à supporter un autre problème (comme si ceux de son travail ne suffisaient pas) le contrarie. Responsable mais prudent, il souffle : « Je t'écoute ? ». Avant d'ajouter, dans un éclair de lucidité : « Mais au fait, où sont les enfants ? ». Sarah poursuit : « Justement, maman les a sortis au parc et elle vient de me téléphoner à l'instant. Elle est très embêtée car le grand fait une crise de nerfs et refuse de rentrer. Il veut jouer avec ses copains. Tu peux aller le chercher ? Je m'occupe déjà du repas ».
Le parc se trouve à 15 minutes de marche. Et cette marche, Moché n'a pas la force de la faire. Aussi, que voulez-vous ? Moché aime sa femme, c'est une certitude, mais c'est aussi un homme, un homme qui a ses limites. Alors il perd patience : « Enfin ! Tu ne vois donc pas que je suis épuisé ? Je n'ai même pas eu le temps de me poser que tu me demande de repartir ? Et puis, ta mère est tout de même assez grande pour ramener les enfants. Ce ne sont pas eux qui font la loi, si ? ».
Laissons à présent Moché et Sarah, pour prendre un peu de recul et tenter de comprendre : pourquoi Moché n'a-t-il pas accepté de rendre service à son épouse ? Beaucoup rétorqueront que la réponse, évidente, tient dans sa fatigue. Une telle réponse est trop superficielle pour que nous nous en contentions. Car si Moché n'a pas été capable d'honorer le service que son épouse lui a demandé, ce n'est pas parce qu'il était fatigué : c'est parce qu'il n'était pas préparé.
Développons ce point en essayant de voir les choses autrement. La principale caractéristique du service demandé par Sarah n'était pas sa difficulté, mais plutôt sa soudaineté. Cette soudaineté a pris Moché au dépourvu, « bouleversant » le schéma d'existence qu'il avait imaginé. Alors que lui se voyait déjà installé confortablement, sa femme lui demandait de marcher un quart d'heure, de gérer la colère de son fils aîné, avant de marcher un autre quart d'heure ! Ceci, Moché ne l'avait pas anticipé. En première analyse, Moché n'avait donc pas la disponibilité pour rendre service ; plus profondément, il n'avait devancé mentalement la possibilité de se rendre disponible pour sa femme, et c'est au fond la raison principale qui a suscité son emportement.
Ce soir, en rentrant chez lui, Moché devait honorer plusieurs rendez-vous. Des rendez-vous objectifs, connus, comme le fait de retrouver sa famille et de s'accorder un temps de repos mérité. Mais aussi des rendez-vous d'ordre aléatoire. Or, Moché aurait également pu faire face à ces derniers. Car si demander à un individu de deviner l'impossible (du point de vue de la forme d'un événement donné, de sa matérialisation dans la réalité concrète) n'est pas raisonnable, lui demander d'anticiper ce qui reste du domaine du possible l'est indéniablement.
Cette élasticité d'esprit, si l'on peut dire, cette marge psychique que Moché aurait dû prévoir, ressemble énormément à la marge horaire que l'on s'accorde en allant à un rendez-vous, et qui s'appelle tout simplement « arriver en avance ».
Au passage et dans la lignée du célèbre verset : « Vous prendrez grand soin de vous-mêmes » (Devarim 4,15), c'est bien témoigner un bienfait à soi-même que de s'accorder une marge de confort. La Torah demande à l'homme de se protéger contre les agressions, et la soudaineté d'un événement en est une. Si l'homme ne peut pas tout prévoir, il peut par contre, dans une certaine mesure, prévoir l'apparition d'imprévus. Quand il arrive en avance à un rendez-vous, il ne maîtrise pas le temps ou les circonstances pour autant ; mais il a fait ce qu'il pouvait pour espérer malgré tout continuer à maîtriser le temps et les circonstances, même si ceux-ci devaient lui échapper. Il s'est donc protégé, il s'est accordé (nous insistons particulièrement sur ce verbe) un certain confort et, en conformité avec l'injonction divine, a pris soin de lui.
L'idée que nous venons d'exposer en prenant l'exemple du couple, concerne en fait la vie au sens large.
Si l'on devait résumer l'existence en quelques mots, on dirait qu'elle est une suite ininterrompue de rendez-vous. Afin de ne pas rater les rendez-vous de l'existence donc, il importe d'être au bon endroit, au bon moment. Et n'allons pas croire que cette idée n'est que poésie ! C'est d'une authentique bénédiction dont il s'agit, bénédiction que le roi David promet à l'homme qu'il qualifie d'heureux (achrei en hébreu) : il sera comme un arbre planté près des cours d'eau, qui donne son fruit en son temps (Tehilim 1,3).
Contrairement aux idées reçues, la ponctualité, c'est-à-dire la réunion de la personne et de l'événement, demande donc d'arriver en avance et pas simplement à l'heure. Arriver à l'heure, c'est déjà courir le risque que le rendez-vous nous surprenne, c'est déjà courir le risque de le rater.
David Benkoel est coach et analyste
Pour aller plus loin voir http://www.torahcoach.fr