A gauche de l’esplanade du Kotel Hamaaravi, se trouve « Kéchet », une vaste salle où les hommes se réfugient pour prier lors des jours de pluie ou de grande chaleur. La nuit, après le départ des derniers fidèles, l’endroit se transforme en abri pour les pauvres et les sans-abri. Les nappes des bimot leur servent de couvertures, tandis que les étagères de fer qui garnissent les murs font office de lits. Les plus chanceux possèdent un matelas tout fin qu’ils cachent avec soin dans leurs besaces rapiécées ou encore des morceaux de planche qu’ils utilisent comme sommier de fortune. Certes, le confort est spartiate, mais pour ces laissés-pour-compte de la société, l’endroit présente des atouts non négligeables : il est chauffé en hiver, aéré en été, gardé durant toute l’année, et de surcroît, il se trouve dans le lieu le plus saint du monde ! Dès que l’aube pointe, les responsables du Kotel réveillent ces indigents afin de libérer les lieux pour les fidèles qui commencent à affluer. Bon gré mal gré, ils quittent leur refuge et regagnent les portes du lieu saint afin de quémander quelques pièces de la main généreuse des visiteurs. Quant à leurs maigres repas, ils les prennent à la soupe populaire qui se trouve au-dessus de l’esplanade. Ils y restent parfois des jours, voire des semaines, profitant des commodités de l’endroit, même si en arrivant ils ne pensaient pas s’y attarder plus que quelques heures.
Avec le temps, les pauvres et les sans-abri ont commencé à s’approprier les lieux. Des tas de chiffons sont cachés dans les coins. Les bibliothèques destinées au rangement des livres de prières et d’étude se sont converties en armoires à vêtements. Quant à l’espace qui subsiste de l’autre côté des étagères de livres, il s’est transformé en garde-manger. Plus d’une fois, les fidèles se sont plaints de l’odeur nauséabonde qui se dégage de leurs vêtements sales, ou des reliefs de leurs repas qu’ils conservent en cas de besoin. L’absence de salle d’eau a rendu difficile la cohabitation avec ces malheureux, au point de soulever un doute halakhique quant à la possibilité de prier en leur compagnie. Notre rôle étant de préserver la sainteté des lieux et leur salubrité, nous avons été malheureusement contraints de demander à ces pauvres vagabonds de quitter l’endroit et de se chercher un autre lieu de résidence. Et parfois, non sans regrets, nous avons dû demander l’aide de policiers pour les évacuer à l’extérieur du Kotel Hamaaravi. Un des pauvres qui avait élu résidence au Kotel attira mon attention par son apparence particulière. Agé d’une cinquantaine d’années, il était d’une ressemblance frappante avec un des guédolim dont le portrait orne de nombreuses maisons.
Son regard humble laissait deviner une grande richesse intérieure ainsi qu’une âme de grande qualité. Ses vêtements discrets ajoutaient à son port altier, et la cape dont il s’enveloppait invariablement lui donnait une allure encore plus noble. Ses manières posées attiraient l’œil du passant qui ne pouvait s’empêcher de le considérer avec respect malgré sa condition. Cet homme s’était établi de manière permanente dans la salle de prières Kéchet. Si au début, il se déplaçait avec toutes ses possessions à la main, il commença petit à petit à s’approprier les lieux et à y disperser ses effets dans tous les coins et recoins. Alertés par les fidèles, dérangés par ce spectacle qui convenait peu à la sainteté des lieux, les responsables s’adressèrent à lui et le prièrent de quitter les lieux immédiatement et définitivement. Désespéré, le pauvre monta dans mon bureau, dans l’espoir de repousser le terrible décret. D’une voix calme et distinguée, il me raconta le récit de sa vie : « Je suis né aux Etats-Unis, et j’ai eu une enfance tranquille dans un foyer juif normal. Si je ne suis pas allé à l’école juive, j’ai tout de même vécu dans le strict respect de la tradition. Après l’école secondaire, mon père m’envoya suivre de hautes études dans une université prestigieuse aux Etats-Unis, où je réussis brillamment.
C’est là que j’ai connu ma future femme. Certes, elle n’était pas juive, mais à l’époque, ce détail m’importait peu. Lorsque j’ai annoncé notre mariage proche à mes parents, ils en furent consternés. Mon père me prit à part dans une chambre, et m’expliqua avec gravité qu’avec une telle union, je brisais un maillon de la chaîne millénaire du peuple juif et que je piétinais les racines profondes que mes parents m’avaient transmises. “Si elle se convertit, – me dit-il – on pourra peut-être en reparler, car Ruth la Moabite, ancêtre du Roi David, était elle aussi convertie. Mais si, à D. n’en déplaise, elle ne se convertit pas, alors ne pense même pas à l’amener dans notre maison, car je ne voudrais pas me montrer déplaisant vis-à-vis de cette femme. Sache, mon fils, que si tu la choisis comme épouse, je ne suis plus ton père, je ne viendrai pas au mariage, et à compter de ce jour jusqu’à ma mort, je couperai tous les liens avec toi.” « Je n’ai pas discuté avec mon père. C’était la première fois que je l’entendais s’exprimer de manière si extrême, et avec autant d’indélicatesse. Je me demandai où il avait entendu de telles opinions bornées et surannées. Je me suis dit qu’après quelque temps sa colère retomberait et qu’il reviendrait sur ses paroles. Ma mère aussi partageait son avis, mais elle avait rajouté : “Si tu t’éloignes du chemin que nous t’avons tracé, je ne pourrai jamais plus te rencontrer. Pourtant, je t’aimerai toujours. Mon cœur reste ouvert pour toi jusqu’au jour où tu décideras de revenir sur ta décision irréfléchie.” « Je n’arrivais pas à comprendre l’attitude intolérante de mes parents.
Ma future épouse était une femme extraordinaire et très droite. Bien sûr, elle n’était pas juive, mais je n’y voyais aucun inconvénient. Quant au projet de la convertir, il n’entrait pas du tout en ligne de compte. C’était une athée confirmée qui ne croyait en rien. Et puis, quel intérêt de la convaincre de faire quelque chose qui allait à l’encontre de ses principes ? « Mes parents ont tenu parole. Ils ne sont pas venus se réjouir à mon mariage, et depuis ce jour, je n’ai plus remis les pieds dans la maison de mon enfance. J’ai ouvert une nouvelle page, éloigné et séparé de mes racines. Au cours des années, nous avons eu plusieurs enfants, et nous les avons élevés comme de véritables citoyens américains et leur avons inculqué les valeurs libérales en vigueur dans le pays. « Lorsque nous avons fêté nos dix années de mariage, ma femme s’est laissée entraîner dans une secte de chrétiens protestants, et tous mes efforts pour l’en éloigner se sont avérés vains. Pire, j’ai été contraint de l’accompagner dans toutes les cérémonies de la secte. Cette participation a réveillé en moi la nostalgie de la maison de mes parents. Mais comme je ne m’étais jamais vraiment intéressé à la tradition de mes ancêtres, je me suis adressé à un rabbin connu aux Etats-Unis qui m’a enseigné les rudiments de la vie juive.
Plus tard, je me suis dit que je devais absolument apprendre l’hébreu, afin de pouvoir approfondir mes connaissances religieuses et je me suis donc inscrit à un oulpan. Entre-temps, mon âme juive se réveillait et je me mettais à réfléchir sur le sens de la vie, la Création et la nécessité d’admettre l’existence d’un Créateur. Plus j’apprenais, plus je réalisais l’erreur que j’avais commise en épousant une non-juive et en n’insistant pas pour la convertir. « J’ai donc essayé de la convaincre d’embrasser la religion de mes pères. Ensemble, nous avons consulté plusieurs rabbanim qui tentaient, chacun à sa manière, de la faire changer d’avis, mais en vain. « J’aimais ma femme et mes enfants, mais je ne pouvais plus supporter la honte de ma jeunesse, et d’être séparé de la tradition de mes ancêtres. Je ne pouvais pas m’opposer aux enseignements que j’avais appris chez le rabbin et à l’oulpan, des enseignements que j’avais approfondis et qui étaient devenus partie intégrante de ma vie. « Le cœur en peine, j’ai divorcé. J’ai quitté la maison, mais je ne suis pas retourné chez mes parents. J’ai loué un studio, j’ai continué à travailler la journée, mais la nuit, je me replongeais dans tous les sujets auxquels je n’avais pas prêté attention dans mon enfance. J’ai appris le Tana’h, la Michna, puis je me suis plongé dans la mer du Talmud et dans les écrits des décisionnaires. J’ai complètement changé mon apparence vestimentaire, et je me suis même laissé pousser la barbe et les papillotes.
Lorsque j’ai senti que le moment était venu, j’ai frappé à la porte de mes parents. Ils m’ont accueilli avec une joie indescriptible, m’ont comblé d’amour et de chaleur, et ont fait de leur mieux pour m’aider à refaire ma vie. « Un jour, ma femme m’a envoyé un télégramme, dans lequel elle demandait des papiers qui attestaient de ma judaïcité. Je ne comprenais pas vraiment l’intérêt d’avoir recours à un moyen de communication si rapide, mais apparemment, ces documents étaient nécessaires dans la secte où elle vivait désormais. Je ne lui ai rien envoyé, et depuis ce jour, j’ai perdu tout contact avec elle et avec mes enfants. J’avais essayé de les encourager à se convertir, mais tous mes efforts s’étaient soldés par un échec. Depuis, je n’ai plus eu la possibilité d’entrer en contact avec eux. « Voyant cela, j’ai décidé de m’infliger une vie de souffrance et d’errance afin d’expier mes péchés. J’ai pris sur moi de ne plus habiter dans une maison avec un toit, jusqu’au jour où je verrais un des mes enfants se convertir et vivre comme un juif. Ce serait le signe que D. aurait accepté ma pénitence et mon retour vers les racines et la tradition de mes pères. « J’ai élu résidence au Kotel Hamaaravi. En effet, je savais que si un de mes enfants se convertissait, il viendrait certainement pèleriner au Kotel. Chaque jour, chaque heure, je dévisage les fidèles pour tenter de reconnaître un de mes enfants, qui serait venu pour prier ici, face aux pierres du Kotel.« Je vous en supplie, ne me chassez pas d’ici. Je vous promets d’enlever tous mes effets et de me trouver un endroit qui ne dérangera pas les fidèles.
Pourvu que vous ne m’éloigniez pas d’ici, le lieu où j’obtiendrai mon pardon. » L‘homme se tut, prit une grande respiration, comme celui qui vient de se décharger d’un poids énorme. Puis après quelques instants, il reprit : « Sachez que je ne manque de rien. J’ai de l’argent de mon ancien travail et chaque mois, je reçois de mes parents, une somme qui me suffit amplement. Comme vous pouvez le constater, je me suffis de peu, et la majorité de cette somme, je la donne à des baalé téchouva et à des enfants, afin d’expier mes péchés. » Je lui répondis avec tristesse que je ne pouvais accéder à sa demande, et lui permettre de vivre dans l’enceinte du Kotel, mais que je serais très heureux de l’aider à trouver un lieu de résidence proche du lieu saint. Mais il refusa, me répétant qu’il devait respecter sa promesse. Tout comme il avait su désobéir à ses parents et emprunter une voie mensongère, il devait maintenant se montrer fidèle à ses engagements, sans que personne puisse l’en empêcher. J’usai de tout mon pouvoir de persuasion pour le convaincre de suivre les instructions des responsables des lieux. Finalement, après de longues négociations, il accepta mon conseil de louer une chambre dans le quartier juif, afin d’y déposer ses effets personnels, ce qu’il fit. Mais il ne dormait pas dans cette maison. Chaque matin, il se rendait au Kotel et priait Hachem d’accepter son repentir. Et un jour, sa prière fut entendue. Quelques-uns de ses enfants se convertirent et il eut le mérite de les voir prier au Kotel Hamaaravi. Depuis, il a cessé de vivre comme un vagabond, mais il prie toujours pour voir ses autres enfants suivre son chemin.הנה אנוכי שולח לכם את אליהו הנביא, לפני בא יום ה' הגדול והנורא, והשיב לב אבות על בנים ולב בנים על אבותם. « Voici, je vous envoie le prophète Elie, avant que n’arrive le grand et redoutable jour de Hachem, et il ramènera le cœur des pères vers leurs fils et le cœur des fils vers leurs pères. »
Cet extrait est issu du livre « le Kotel, mur de tous les miracles » publié par les éditions Jérusalem Publications, avec leur aimable autorisation.