Le Saba miKelm – Rav Sim’ha Zissel Braude

Meir LAMBERSKI, Betsalel KARLINSKI, Itshak ROTH

A l’arrivée de rav Dessler à Kelm, cela faisait déjà huit ans que le Sabarav Sim’ha Zissel Braude (Ziv) – avait quitté ce monde, le 8 Av 5658/27 juillet 1898. Mais chez les élèves et au sein du Beth Hatalmoud, on pouvait encore sentir sa marque, son empreinte spirituelle. Ses successeurs à la tête de la yechiva – son frère le rav Leib Braude, son fils, le rav Na’houm Velvel Ziv et son gendre, le rav Zvi Hirsch Braude, se dépensèrent sans compter pour préserver ce qu’avait construit le Alter. Il ne fallait rien changer, absolument rien. Pour preuve, la petite mansarde qui avait servi de bureau au Saba et dans laquelle il avait relié des ouvrages – ce qui était son métier – resta intacte après son décès, et ce, jusqu’à la destruction de Kelm par les nazis.Le Alter était un révolutionnaire – ce qui ne fut pas le cas de ses successeurs. Eux, s’attachèrent plutôt à préserver l’esprit de la révolution kelmoise, tel que le Saba l’avait instauré. Ce qu’il avait créé, les règles qu’il avait établies, était considéré comme sacro-saint. Pendant un certain temps, rav Reouven Dov Dessler servit de Machguia’h – directeur spirituel – d’une yechiva qui s’était repliée sur Homel durant la Première Guerre mondiale. Il y rapporta les discours qu’avait tenus le Alter, exactement comme il les avait entendus lui-même, imitant même les expressions du visage de son maître et l’intonation de sa voix.

 

Trois grandes personnalités du monde de la Torah d’avant-guerre reçurent le qualificatif de Saba ou Alter – le Saba miKelm, le Saba miSlabodka et le Saba miNovardok. Le premier s’appelait rav Sim’ha Zissel Braude Ziv et était l’un des trois plus importants élèves de rav Israël Salanter [les deux autres étant rav Its’hak Blazer et rav Naftali Amsterdam]. Rav Sim’ha Zissel était le plus âgé et le plus proche du fondateur du moussar. Deux de ses plus éminents disciples, rav Yerou’ham Leibovitz et rav Eliahou Lopian, rapportèrent qu’un jour de Pourim, rav Israël Salanter se trouvant en compagnie de ses élèves, se mit à citer un verset du Cantique des Cantiques (4,7) : « Tu es toute belle mon amie. » Puis désignant le rav Sim’ha Zissel, il poursuivit « … et tu es sans défaut ». Dans les périodes où, pour des raisons d’ordre éducatif, le rav Israël Salanter prenait ses distances avec son élève, il disait à ceux qui se trouvaient à ses côtés : « Gardez-vous bien de vous comparer à mon Sim’ha Zissel ! » De fait, rav Sim’ha Zissel ne se voyait pas assez méritant pour porter le titre de talmid – élève – parce que le talmid incarne dans une certaine mesure la personnalité du maître. En outre, jamais le Saba miKelm ne se hasarda à qualifier rav Israël Salanter de « mon rav et maître ». Il le désignait plutôt par le titre de « der Alter » (le grand-père, le Sage). Depuis lors, ses propres élèves au Beth Hatalmoud prirent eux aussi l’habitude de l’appeler ainsi, et à partir de là ce fut ce qualificatif – der Alter – qui lui fut attribué à jamais…Rav Sim’ha Zissel est né à Kelm en 1824 d’une lignée qui comptait des rabbins depuis treize générations. Parmi ses illustres ancêtres, on compte le Maharal de Prague et le ‘Hakham Tzvi.Sa famille était l’une des plus respectables de Kelm, tant par la grandeur de ses illustres rabbins que par la piété de ses membres. On les connaissait pour leur ferveur dans le service divin et leur zèle dans leurs relations avec autrui.

Son père, le rav Israël Braude, connaissait sur le bout des doigts chaque page du Talmud, avec le commentaire des Tossafot [exégèses du Moyen Age] et du Maharcha. Le texte était aussi limpide pour lui, qu’une page qu’il venait tout juste d’étudier, comme en témoigna son fils. Alors qu’il était encore jeune, les habitants de Kelm souhaitèrent voir le rav Israël Braude prendre le poste de dayan, mais celui-ci qui redoutait la charge et la responsabilité d’une telle fonction, préféra se lancer dans le commerce pour subvenir aux besoins de sa famille. Hélas, ce fut de courte durée… Une longue suite de déboires l’obligea à accepter finalement le titre de dayan. Rav Aryeh Leib Froumkin rapporte que rav Israël Braude était un homme sociable, un tsaddik de grande envergure, avenant, peu enclin à la colère, à l’irritation, la tristesse ou l’anxiété malgré son extrême misère. Le Alter lui-même attesta que sa mère, ‘Haya, ne parcourait pas plus de quatre amot (soit deux mètres en tout) sans penser à des mots de Torah. Elle avait pour habitude de collecter des dons lors de funérailles, pour les familles pauvres de la ville, pratique à laquelle elle se livra même le jour des obsèques de son unique fille. Et quand on émit des remarques à ce sujet, elle répondit simplement : « Dois-je faire souffrir les indigents juste parce que je suis en deuil ? »

Tout jeune déjà, Sim’ha Zissel se distinguait des enfants de son âge. Il raconta lui-même, qu’enfant, il était assez turbulent et qu’il parvenait toujours à vaincre ses camarades dans leurs jeux. C’était un véritable leader. Si l’initiative de toutes les fredaines lui revenait, très tôt déjà, il prit aussi l’habitude de se retirer dans un grenier ou dans la section des femmes de la synagogue pour lire les ouvrages de Maïmonide ou du ‘Hovot Halevavot. Vers l’âge de neuf ans, comme le racontera plus tard rav Dessler au nom de son propre père, rav Reouven Dov, Sim’ha Zissel réunit tous ses camarades et les conduisit en un fabuleux cortège vers les faubourgs du village. Montant sur une chèvre, il distribua avec fanfare des friandises à ses compagnons de jeu en leur annonçant qu’il avait décidé de les quitter et de renoncer à leurs équipées communes. Rav Dessler expliquait, en rapportant ce singulier incident, que l’on pouvait en tirer une grande leçon de moussar. Rav Sim’ha Zissel ne souhaitait pas entamer son ascension spirituelle aux dépens de ses camarades : il cherchait simplement à recevoir leur approbation avant de les quitter définitivement. Les friandises devaient leur permettre d’accepter plus facilement son départ… Depuis ce jour, Sim’ha Zissel s’investit corps et âme dans l’étude, pour arriver à la bar-mitsva en ayant achevé l’ordre des Nezikim dans le Talmud.

Le Alter se maria très jeune, avec Sarah Léa, originaire de Vidz, un petit village dans les environs de Kelm. Après son mariage, le Saba quitta Kelm, pendant un certain nombre d’années, pour étudier sous la tutelle d’un des plus grands maîtres de la génération, le rav Mordekhaï Gimpel de Rasanova. En 1849, rav Israël Salanter établit son moussar kloïz – maison d’étude consacrée à l’approfondissement du moussar – à Kovno. Rav Sim’ha Zissel s’y rendit avec l’intention initiale de dénoncer les nouveautés que rav Israël Salanter entendait introduire dans le monde de la Torah. Mais après avoir entendu son premier discours, rav Sim’ha Zissel rejoignit avec fougue la cause du moussar et décida de rester auprès du maître, à Kovno.Une année durant, rav Sim’ha Zissel se consacra principalement à l’approfondissement de ses connaissances en Torah et en moussar, sous la direction du rav Israël Salanter, en analysant les forces de l’âme et les facettes de la personnalité humaine. Ce fut donc à Kovno que rav Sim’ha Zissel s’initia à cette étude particulière, y investissant tout son être. Et c’est ainsi qu’elle devint l’œuvre de toute sa vie.

Pendant la période de Kovno, rav Sim’ha Zissel étudia les textes classiques du moussar, en répétant chaque phrase avec ferveur un nombre infini de fois. Pendant six années consécutives, il étudia, par exemple, le troisième chapitre du Chaaré Techouva de Rabbénou Yona. A un certain moment, rav Israël Salanter suggéra à son élève qu’il n’avait plus besoin d’étudier tant de moussar. Un autre homme se serait empressé de se dégager de ce lourd fardeau et aurait définitivement abandonné cette étude. Mais rav Sim’ha Zissel connaissait son maître et savait qu’il ne devait pas tirer de conclusions hâtives. Il demanda donc des explications, et le maître de répondre que l’élève pouvait à présent se limiter quotidiennement à seulement trois heures de moussar…L’assiduité dans l’étude du rav Sim’ha Zissel était stupéfiante. Des années durant, il étudia douze heures par jour, sans interruption. Il s’y consacrait généralement la nuit, après l’office du soir jusqu’au lever du jour, et ne se suffisait que de deux heures et demie de sommeil par jour, à l’instar du célèbre Gaon de Vilna. Quand sa santé commença à décliner et que ses jours étaient comptés, il ne renonça pas un instant à son programme d’étude, bien qu’il s’accordât quelques « allègements » : il n’étudiait plus que huit heures d’affilée… Pendant ce temps d’étude, le rav Sim’ha Zissel ne s’interrompait sous aucun prétexte. Il fermait à clef la porte de sa chambre et ne recevait personne, sans exception. On connaît de nombreuses histoires à ce sujet. De grandes personnalités de la Torah ou d’ailleurs ont vainement frappé à sa porte, mais jamais le Saba ne les reçut pendant ses heures d’étude.

Il n’est donc pas étonnant que de cette ténacité dans l’étude naisse un homme de grande envergure, un érudit d’une dimension incomparable dont les connaissances en Torah étaient phénoménales. Le rav Eliezer Gordon, le rav de Kelm, qui devint plus tard le premier Roch Yechiva de Telz, attesta, lors des funérailles du Saba, que le rav Sim’ha Zissel connaissait par cœur les ordres de Moëd, Nachim et Nezikim dans le Talmud, ainsi que les quatre parties du Choul’han Aroukh, à tel point qu’il pouvait retrouver chaque halakha d’après la référence contenue dans les exégèses – le séif katan. Le Chabbat, alors qu’il était rav de Kelm, le rav Eliezer Gordon étudiait des heures durant avec rav Sim’ha Zissel. Rav Eliezer Gordon, connu pour être un véritable génie, s’empressait de soumettre ses interprétations inédites au crible de l’analyse critique et éminemment profonde du Saba. La personnalité du Saba, fruit de ces années d’étude intensive et de la proximité du rav Israël Salanter, était d’une incomparable beauté. Nous ne possédons aucune photographie du Alter, ni un quelconque portrait parce qu’il refusait, comme son maître d’ailleurs, de se faire prendre en photo, voire même de regarder des clichés.

Il en était de même du Steipeler, qui refusait obstinément qu’on le photographie Mais nous avons en notre possession des textes qui nous révèlent un tant soit peu sa personnalité, de même que son aspect physique. On raconte que ceux qui le rencontraient étaient saisis par le rayonnement de son visage et la puissance qu’il dégageait. Les gens étaient séduits, captivés. Son port était aristocratique, ses mouvements mesurés, réfléchis, précis. Ses yeux, comme le rapportent ceux qui l’ont connu, étaient si profonds qu’on avait l’impression qu’ils perçaient la personne jusqu’au cœur. Si déjà les jours de semaine, le rav Sim’ha Zissel rayonnait, le Chabbat, sa contenance irradiait encore davantage de noblesse au point que son visage devenait comme un feu ardent, exprimant un profond bonheur. Ses vêtements étaient toujours d’une propreté impeccable et n’avaient jamais le moindre faux pli. Souvent, les gens le complimentaient pour ses habits neufs qui, en vérité, avaient déjà vingt ans d’âge… Il avait une telle maîtrise de ses mouvements que ses vêtements n’en venaient jamais à se froisser. Rav Yerou’ham de Mir raconte qu’au décès du Saba, on lui remit l’unique manteau du maître qui semblait tout neuf, mais qui, en réalité, datait de son mariage. Il se peut que l’incroyable maîtrise de soi du Alter n’explique pas entièrement ce phénomène. Du fait de son exceptionnelle sainteté, il est possible que le Saba ne transpirât pas : dès lors, ses vêtements ne souffraient pas de l’usure due à la sueur. Comme le rapportaient d’ailleurs les élèves du rav Baroukh Ber Leibovitz à propos de leur maître, dont les vêtements étaient toujours aussi propres, et n’avaient pas la moindre trace de transpiration, bien qu’il les eut portés durant de nombreux jours.

Rav Sim’ha Zissel était d’une pauvreté extrême. Parfois même, il n’avait pas de quoi nourrir les siens ou de quoi acheter du bois de chauffage en hiver… Il arrivait qu’il ne puisse même pas payer les timbres-poste pour envoyer ses cours à ses élèves… Mais, malgré la misère, rav Sim’ha Zissel refusait de recevoir le moindre centime du Talmud Torah ou de quelque autre institution à laquelle il était associé et qu’il portait à bout de bras ! On demanda un jour à son gendre, le rav Tzvi Hirsch Braude, de décrire son beau-père. Il répondit que le rav Sim’ha Zissel ressemblait à un dompteur de fauves : en effet, celui-ci est constamment en alerte, parce que si, le temps d’un instant, il détourne son intention des bêtes féroces, il risque d’y laisser la vie. Il est attentif au moindre mouvement, son corps est tendu, ses sens sont aux aguets et sa concentration maximale. Il doit parer à tout accès de colère, déceler la moindre velléité de rébellion. Rav Sim’ha Zissel – qui connaissait profondément les élans du cœur et de l’âme – savait qu’en tout homme, une bête farouche se débat et qu’il convient de l’apprivoiser. L’orgueil, la haine, la jalousie, l’avidité, la colère, la rancune, autant de fauves à qui le Saba prêtait toute son attention. Il ne perdait d’ailleurs jamais la conscience de cette lutte interne et lui tenait à tout instant la bride haute. Il savait qu’en un moment d’inattention ou d’étourderie, les pulsions et les rancœurs mesquines risquaient de l’assujettir et le dominer.

Le Saba personnifiait donc la maîtrise de soi. Il était un véritable mochel – tel que le décrit le Sefer Hakouzari. Il dominait totalement ses sens et les mouvements de son corps, au point qu’il contrôlait même le clignement de ses yeux ! On disait même qu’il maîtrisait le cillement de ses paupières bien mieux que nous-mêmes contrôlons le mouvement de nos mains…Chacun des gestes du rav était compté et dirigé vers un but précis et défini. Une fois celui-ci clairement fixé, jamais il ne s’en écartait. Son empire sur lui-même était total. Rien ne pouvait lui faire perdre son sang-froid. Il était doté d’un flegme légendaire et gardait sa contenance et sa placidité en toutes circonstances. Même dans les pires moments, on ne pouvait jamais lire sur son visage le moindre signe d’angoisse ou d’effroi.

Cet extrait est issu du livre « Rav Dessler : sa vie, son œuvre » publié par les éditions Jérusalem Publications, avec leur aimable autorisation.

 

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