Mikets. Des esprits calculateurs 

« Au bout de deux années » (Béréchit 41,1)

Rav Eliyahou Lopian (dans son Lev Eliyahou), tout comme le Bet haLévi (voir chapitre précédent), tire de ce passage une remarquable règle de conduite pour notre vie quotidienne. Dans l’histoire de Yossef, le rêve de Pharaon ne fut finalement qu’un prétexte pour le faire sortir de prison. Par conséquent, si le jeune fils de Ya’aqov s’était abstenu de demander au maître-échanson : « Si tu te souviens de moi (…) parle de moi à Pharaon » – requête constituant un manque de confiance en D.ieu selon nos Sages (cf. Béréchit Rabba 89,3) –, Pharaon aurait eu ce rêve deux ans plus tôt ! Cette remarque nous invite à une leçon édifiante : tout au long de notre vie, nous nous ingénions, par d’infinis calculs et autres procédés, à satisfaire tous nos besoins, et à hâter notre délivrance pendant les périodes de tourments. Ce que nous ignorons cependant, c’est que toutes les réponses à nos problèmes sont déjà minutieusement mises en place dans le Ciel. Et alors que tout s’organise à la perfection, que faisons-nous ? Nous élaborons toutes sortes de stratégies pour tenter de trouver seuls la solution à nos difficultés. A la mesure de notre pseudo-indépendance, on nous envoie depuis le Ciel un message limpide : « Puisque vous vous croyez suffisamment sages pour résoudre vos problèmes tout seuls, suivez donc votre voie, et nous verrons bien ce qu’il adviendra…»

Rav Eliyahou Lopian raconta une histoire entendue de la bouche de rav Eli’ézer Shulvitz zatsal – l’un des derniers disciples de Rabbi Israël Salanter qui devint ensuite le Roch Yéchiva de Lomza. Comme son établissement réclamait la présence d’un machguia’h – directeur spirituel chargé d’assister les élèves dans leur développement moral – rav Eli’ézer se mit en quête d’un homme capable d’assumer ces fonctions. Ses recherches le conduisirent jusqu’au maître de la génération, le ‘Hafets ‘Hayim, à qui il demanda conseil. Sans hésitation, celui-ci l’orienta vers un jeune Rav, promis à devenir un futur dirigeant, qui selon lui convenait parfaitement à ce poste. Le Roch Yéchiva prit donc note de ces informations, mais dans la mesure où une période de fête approchait, il décida de reporter la prise de contact à plus tard.

Mais alors qu’il s’apprêtait à donner suite à ce projet, rav Eli’ézer Shulvitz reçut une missive du ‘Hafets ‘Hayim, dans laquelle le maître lui apprenait – à sa grande surprise – qu’il se rétractait de son approbation concernant le jeune Rav. Au contraire, il soutenait à présent que cette nomination pourrait même être un mauvais choix pour son établissement ! En outre, rav Eli’ézer s’aperçut que le maître avait rédigé cette lettre en plein ‘Hol haMoëd, ce qui attestait bien de l’urgence de l’affaire…Intrigué par ce brusque revirement, le Roch Yéchiva décida de se rendre de nouveau chez le ‘Hafets ‘Hayim, dans l’espoir d’obtenir quelques explications. D’emblée, le maître écarta toute méprise : l’homme en question n’a rien perdu de sa fidélité au judaïsme, et il reste toujours l’éminent érudit que l’on connaît. Néanmoins, ajouta-t-il, il a entre-temps fait preuve d’une certaine « faille morale », qui est selon lui incompatible avec la rigueur indispensable à tout machguia’h… En effet, quelques jours auparavant, ce jeune Rav s’était rendu chez le ‘Hafets ‘Hayim, à qui il s’était amèrement plaint de sa misérable situation financière. « A mes yeux, poursuivit le maître, une telle attitude est en totale contradiction avec la fonction de machguia’h. Un homme qui se lamente sur sa situation financière ne peut avoir une influence morale positive au sein d’une yéchiva ! »

Rav Lopian concluait ce récit par la remarque suivante : « Pour ce jeune Rav, la voie de la réussite était sans nul doute déjà toute tracée dans le Ciel : promu à ce poste, il aurait pu se réaliser tant sur le plan matériel que spirituel. En effet, soutenir autrui dans son ascension morale n’est pas une mince affaire : le ‘Hovot haLévavot écrit que le zikouy harabim [contribution spirituelle apportée à la communauté] est susceptible d’élever l’homme à des sommets supérieurs à ceux des anges. Si cet homme s’était résigné quelques jours supplémentaires, en acceptant sereinement le décret divin, quel sort heureux l’aurait attendu ! Mais parce qu’il n’avait pas réussi à contenir sa contrariété et son impatience, il avait tout perdu ! »

Cet extrait est issu du livre « Lekah Tov » publié par les éditions Jérusalem Publications, avec leur aimable autorisation. Tous droits réservés.

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