« Noa’h entra dans l’arche pour se protéger des eaux du Déluge » (Béréchit 7,7)
« Noa’h lui-même était animé d’une foi imparfaite : il croyait à la venue du Déluge sans vraiment y croire, et il n’entra dans l’arche que sous la contrainte des eaux. » (Rachi)
Dans son ouvrage Da’at Tora, Rabbi Yérou’ham Leibovitz cite le passage du Midrach (Béréchit Rabba 32,9) auquel Rachi fait ici référence : « Noa’h était un homme d’une foi déficiente » et il s’interroge sur ce que signifie exactement le qualificatif de « déficiente » ? Dans le Talmud (Sota 48), nous trouvons également une évocation semblable : « Rabbi Eli’ézer le grand disait : “Tout homme qui possède une miche de pain dans son panier et qui s’inquiète de ce qu’il mangera le lendemain est animé d’une foi imparfaite !“ » Que suggère cette appellation ?En premier lieu, il convient de donner une définition du concept d’émouna, que l’on traduit généralement par la « foi ».Le verset témoigne qu’au moment de l’ouverture de la mer Rouge, « Israël reconnut alors la haute puissance que l’Eternel (…) et ils eurent foi en D.ieu » (Chémot 14,31). Or ce point mérite réflexion, dans la mesure où bien auparavant, au début du livre de Chémot (4,31) la Tora annonce déjà que « le peuple y eut foi ».
Rabbi Sim’ha Zissel Ziv, communément appelé le Saba de Kelm, avait coutume d’expliquer les différents degrés d’émouna à l’aide de la métaphore suivante : nous sommes parfois amenés à nous renseigner sur le degré de confiance que l’on peut accorder à certains individus. Ainsi, si l’on nous assure qu’une personne est fiable, nous sommes alors portés à nous en remettre à elle et, par exemple, à lui accorder le prêt qu’elle viendrait nous demander. Toutefois, si cette personne venait par la suite nous emprunter une somme d’une valeur nettement plus importante, nous en viendrions nécessairement à nous interroger à nouveau sur sa fiabilité et à remettre en question le crédit dont il jouissait jusqu’alors. Un homme animé de ce genre de dispositions se définit comme étant un « croyant qui n’y croit pas totalement », c'est-à-dire qu’il accorde une certaine confiance à la personne qui le sollicite, tout en émettant à son égard certaines réserves.Ainsi en est-il de la émouna dont les hommes font preuve envers le Saint béni soit-Il. Certes, lorsque les enfants d’Israël sortirent d’Égypte, ils eurent effectivement foi en D.ieu, ainsi que l’atteste clairement le verset. Toutefois, c’est au moment où ils pénétrèrent dans les flots de la mer Rouge, en s’abandonnant totalement entre les mains du Créateur, qu’ils manifestèrent une foi inconditionnelle en Lui. A ce moment, le verset s’attache à rappeler que le peuple juif eut foi en D.ieu, dans la mesure où il atteignit alors un degré d’émouna nettement plus intense. C’est ainsi, conclut le Saba de Kelm, que s’expliquent les différents degrés de la foi en D.ieu.
Lorsque le verset témoigne qu’Avraham « eut foi en l’Eternel », cette confiance lui valut que « l’Eternel lui en fasse un mérite » ; selon Rachi, ce mérite suggère que « D.ieu considéra la foi qu’Avraham Lui avait accordée comme une vertu et un mérite. » Or, si les hommes qui croient également en D.ieu sont nombreux, la particularité de la émouna d’Avraham résidait dans le fait qu’il était animé d’une foi inconditionnelle. En effet, bien que ses prédictions astrales lui aient révélé qu’il ne donnerait jamais jour à un enfant, il eut foi en D.ieu et, comme l’explique le Sforno : « Il fut convaincu que D.ieu accomplirait ce qu’Il lui avait promis, bien que la chose sembla difficile, voire même impossible, selon les lois de la nature. » Ainsi en fut-il plus tard : lorsqu’il reçut l’ordre de « sacrifier en holocauste » cet enfant né de manière miraculeuse, jamais la promesse divine – « car c’est la postérité d’Its’hak qui portera ton nom » – ne fut pourtant à ses yeux remise en cause.Par conséquent, lorsqu’il est dit ici, au sujet de Noa’h, qu’il était animé d’une « foi déficiente », nous ne pouvons ramener cette assertion à notre propre niveau. Il est en effet inconcevable qu’un prophète, dont il est dit qu’ « il était juste, qu’il se conduisait selon D.ieu », puisse être animé de doute quant à l’existence du Créateur… En réalité, il est question ici d’une confiance intègre et profonde en D.ieu – elle-même composée de très nombreux degrés, comme nous l’avons vu – et il n’est effectivement pas dit que tous puissent atteindre un haut niveau de confiance égal à celui d’Avraham ou à celui des enfants d’Israël sur les rives de la mer Rouge.
Cet éclairage nous aidera également à mieux saisir le passage du Talmud Sota évoqué plus haut. De fait, tout homme doit s’efforcer de gagner la ration de pain dont il a besoin pour le jour même, ceci constituant le principe même du devoir d’hichtadlout. En revanche, lorsqu’un homme est en proie à des inquiétudes quant à son lendemain, il pèche par manque d’émouna : une foi intègre en D.ieu exige de l’homme qu’il soit animé du même sentiment à l’égard du futur, que celui qu’il éprouve à la vue de la miche de pain qu’il possède aujourd’hui. C’est dans cet ordre d’idées que nous proclamons dans les supplications que « les hommes de foi ont disparu », dans la mesure où ces personnes animées de « la foi de la miche de pain » n’existent plus de nos jours.Le Talmud (Baba Batra 75) nous rapporte l’histoire suivante : « Rabbi Yo’hanan était assis [en présence de ses élèves] et il discourait en ces termes : “Dans les Temps futurs, le Saint béni soit-Il fera venir des pierres précieuses et des joyaux de trente coudées sur trente, sur lesquelles Il opérera des ouvertures de dix coudées sur vingt et les érigera aux portes de Jérusalem.“ Un élève railla ces propos. Quelque temps plus tard, le bateau dans lequel il voyageait prit le large et cet élève vit les Anges du service qui taillaient des pierres précieuses et des joyaux de trente coudées sur trente, et pratiquaient à l’intérieur des ouvertures de dix coudées sur une hauteur de vingt. Il leur demanda : “Pour qui est cet ouvrage ?“ Ils lui répondirent : “Dans les Temps futurs, le Saint béni soit-Il érigera ces pierres aux portes de Jérusalem.“ L’élève retourna auprès de Rabbi Yo’hanan et il lui dit : “L’enseignement te sied bien, maître ! Tes paroles sont belles, car ce que tu nous as décrit, je l’ai vu de mes yeux !“ Il lui répondit : “Vaniteux ! Si tu ne l’avais pas vu, tu ne l’aurais pas cru ? Tu ne fais que persifler les paroles des Sages.“ Il le fixa du regard et il se changea en un amas d’ossements. »
De prime abord, il convient de comprendre pourquoi Rabbi Yo’hanan fit preuve de tant de rigueur envers cet élève arrogant. De fait, il est indubitable qu’une chose que l’on voit de ses propres yeux est plus tangible que lorsqu’on en entend seulement parler. En réalité, nous devons comprendre que le blâme qui pesait sur ce disciple se situait précisément au niveau de la confiance : il lui incombait de croire dans les paroles des Sages, exactement comme s’il en avait été le témoin oculaire. Au demeurant, il ne fait aucun doute que cet homme avait foi dans les paroles de ses maîtres, comme en témoigne le simple fait qu’il fut capable de voir et de dialoguer avec des anges ! Mais s’il fut ainsi blâmé, c’est parce qu’il ne s’éleva pas au niveau d’émouna qui convenait à son rang. Tant que subsiste une différence entre la transmission orale et visuelle, c’est que l’on se trouve encore loin de la foi inébranlable de « la miche de pain » : on peut alors être défini comme un « croyant imparfait ». A ce titre, Noa’h put être à la fois « un homme juste et irréprochable », mais animé « d’une foi déficiente »…
Cet extrait est issu du livre « Lekah Tov » publié par les éditions Jérusalem Publications, avec leur aimable autorisation. Tous droits réservés.