« Tu diras à Aharon : “Prends ton bâton et jette-le devant Pharaon, il se changera en serpent“ » (Chémot 7,9)
De nombreux commentateurs s’interrogent : étant donné que les sorciers égyptiens réussirent à imiter ce prodige à la perfection, quel fut l’intérêt de le réaliser sous les yeux de Pharaon ? D’autant plus que, selon le Midrach, le roi d’Egypte avait même mandé des enfants de quatre ou cinq ans, qui firent de même sans difficulté, tout comme la propre femme du roi. D’ailleurs, on l’avait bien dit à Moché avant qu’il ne se présente au monarque : « Tu amènes du foin dans une cité où il y en a en abondance » ! Quel était donc l’intérêt d’opérer un signe qui resterait sans conséquence ?Rav Yossef Salant (Béer Yossef) apporte un éclairage remarquable, en expliquant que dans cet épisode, ce n’était pas tant le prodige qui importait mais le message véhiculé par le bâton changé en serpent : faire prendre conscience à Pharaon de l’ampleur de sa cruauté, comme nous allons le voir au fil du Midrach.
Le Rambam (Hilkhot Téchouva chap.6,5) s’interroge : pourquoi le peuple égyptien fut-il châtié pour avoir réduit en esclavage les enfants d’Israël, alors que leur servitude avait été décrétée par le Ciel – et même annoncée à Avraham – bien des années auparavant ? Les Egyptiens n’ont-ils pas simplement accompli la volonté divine ? Si le Rambam donne sa propre réponse à ce problème, c’est cependant celle du Raavad (dans ses annotations) qui nous intéresse ici : « Alors que le Créateur avait [simplement] annoncé : “Ils les opprimeront“, les Egyptiens les asservirent avec cruauté, ils les tuèrent et les noyèrent dans le fleuve – comme le dit le verset : “Je n’étais qu’un peu irrité, mais eux ont amplifié le mal“ (Zekharya 1,15). C’est pourquoi ils [les Egyptiens] furent punis. » Une réponse similaire figure également dans le commentaire du Ramban sur le verset « Mais à son tour, la nation qu’ils serviront sera jugée par Moi » (Béréchit 15,14).
C’est donc pour avoir manifesté un zèle exagéré dans l’oppression des Hébreux que les Egyptiens furent punis. Or le prodige du bâton changé en serpent tend précisément à évoquer cette idée : les Egyptiens étaient supposés personnifier le bâton de D.ieu – tout comme le peuple d’Achour appelé « le bâton de Ma colère » (Icha’ya 10,5) – en accomplissant Sa volonté, à l’image d’un bâton obéissant à la main qui le dirige. Mais le peuple égyptien, plutôt que de s’en tenir à sa mission, choisit d’être semblable à un serpent cynique et cruel, et alla bien au-delà de ce qui avait été décrété.La comparaison avec le serpent se précise davantage lorsqu’on sait que dans les Temps futurs, les animaux du monde se rassembleront autour du reptile prédateur en lui disant : « Le loup chasse et se nourrit, le lion piétine et mange, mais toi, quel intérêt as-tu à tuer ? » (Erekhin 15b). Les Egyptiens agirent de même avec les enfants d’Israël : ils les opprimèrent sans en dégager le moindre profit, comme le suggèrent les noms des constructions qu’ils leur imposèrent de réaliser, Pithom et Ramsès : « “Pithom“ – La bouche de l’abîme [pi-téhom] engloutissait l’édifice ; “Ramsès“ – chaque première [richon] rangée de pierres s’affaissait [mitmosess] et s’effondrait » (Sota 11a). Le bâton d’Aharon adressait donc aux Egyptiens un message clair : au lieu de se présenter tel un bâton docile, ils s’étaient transformés en bourreaux impitoyables qui frappent sans motif, à l’image du serpent. En vertu de quoi le Saint béni soit-Il les punira pour ce zèle aussi funeste qu’immodéré, bien que le décret d’asservissement ait déjà été prononcé auparavant.
Par ailleurs, le fait que le bâton d’Aharon engloutit les autres bâtons était également porteur d’une remarquable leçon. On peut lire à ce sujet dans le Midrach : « Un grand miracle se déroula avec le bâton : bien qu’il ait englouti tous les autres bâtons jetés à terre, qui étaient nombreux au point de pouvoir former dix bottes, il ne s’épaissit pas pour autant. Et tous ceux qui le voyaient pouvaient sans hésitation affirmer : “Celui-ci est le bâton d’Aharon.“ » Voici l’explication de cette anecdote : les tourments que ce même bâton allait leur infliger – en l’espèce les dix plaies – seraient si terribles, que même les « bâtons » des Egyptiens et les supplices qu’ils avaient imposés aux Hébreux finiraient par tomber dans l’oubli… Une lecture similaire apparaît dans l’interprétation que Yossef fit du rêve de Pharaon, lorsqu’il souligna que les sept vaches maigres engloutirent les vaches grasses sans que le moindre changement apparût dans leur corpulence. Or selon Yossef, cette ingestion, qui n’eut pas d’effet concret sur leur apparence, signifiait que les années de famines seraient si intolérables que les sept années d’abondance seraient aussitôt oubliées. Il allait en être de même du bâton d’Aharon, qui annonçait ainsi à Pharaon un traitement bien plus cruel que celui qu’il avait infligé au peuple hébreu.
Cet extrait est issu du livre « Lekah Tov » publié par les éditions Jérusalem Publications, avec leur aimable autorisation. Tous droits réservés.