« Je ne suis que poussière et cendre » (Béréchit 18,27)
« Je méritais déjà d’être réduit en poussière par les [quatre] rois, et en cendre par Nimrod, si ce n’était Ta Miséricorde qui s’est manifestée à moi.» (Rachi)
Ce commentaire de Rachi manque a priori de clarté : dans le verset, il est en effet dit qu’Avraham se considérait actuellement comme poussière et cendre, puisqu’il déclara : « Je ne suis que poussière… » Or selon l’explication de Rachi, il aurait été plus à propos de dire : « J’aurais dû être poussière et cendre. »Rav Its’haq Grinberg estime que Rachi, par ces quelques mots, nous transmet en réalité un profond message relatif à la vertu de reconnaissance. Lorsqu’un homme est sauvé d’une mort certaine par autrui, la gratitude qu’il éprouve envers ce dernier peut s’exprimer de deux manières différentes : la première consiste à lui savoir gré de l’action de sauvetage en tant que telle. Mais par ailleurs, cette personne peut également se sentir redevable pour sa vie tout entière, et pour toutes les années qu’il lui reste à vivre.
En examinant ces alternatives, nous nous apercevrons que la seconde démarche est manifestement la plus convenable. Selon la première attitude, si la personne sauvée a su exprimer sa gratitude pour l’acte isolé, sa vie se poursuit cependant exactement comme auparavant, sans qu’aucun lien ne la rattache à cet épisode ponctuel. La seconde forme de reconnaissance est radicalement différente, car la personne sauvée passera le restant de sa vie animée du sentiment que, sans l’intervention de son bienfaiteur, elle serait déjà morte. Par conséquent, chaque nouveau jour de sa vie sera considéré à ses yeux comme si elle « renaissait » littéralement, et à chaque instant, elle éprouvera un nouveau élan de reconnaissance.C’est cette dimension – exceptionnelle ! – de la gratitude qui transparaît dans le commentaire de Rachi : si au moment où il parlait, Avraham se considéra égal à la poussière et la cendre tout en faisant allusion à des miracles passés, c’est parce que pour lui il n’aurait dû être le jour même que cendre et poussière. Dans cette lecture, Rachi coïncide parfaitement avec l’expression au présent du verset : « Je ne suis. »
Pour le Bet haLévi, si ce verset reflète de toute évidence l’immense humilité d’Avraham face à son Créateur, la comparaison à la poussière et à la cendre peut cependant s’interpréter différemment. La poussière, remarque-t-il, n’a pas de passé : néanmoins, elle peut s’avérer fort utile pour l’avenir, car on peut y déposer des graines qui donneront des fruits. Inversement, la cendre n’a pas d’avenir, puisqu’aucune plante ne saurait y pousser. Mais provenant d’un objet ayant eu un certain prix, celle-ci a toutefois une valeur passé.A cet égard, Avraham se considérait si dénué d’intérêt qu’il se compara simultanément à la poussière et à la cendre : à la poussière vis-à-vis du passé, et à la cendre par l’insignifiance de son avenir.
Dans cet ordre d’idées, nos Sages révèlent que par ce mérite, la postérité d’Avraham eut droit à « la poussière de la sota » – pour confirmer si les soupçons d’adultère qui pèsent sur une femme sont fondés – et aux « cendres de la vache rousse » – dont le but était de purifier les personnes impures (Sota 17a). Or, il apparaît que la récompense se révéla être à la juste mesure de son humilité : lorsqu’Avraham se compara à la poussière, il considéra son passé comme étant insignifiant. Et c’est ce mérite dont héritèrent ses enfants avec la « poussière de la sota », qui permet de connaître le statut d’une femme en déterminant ce que cache son passé. Et dans la mesure où il se considéra semblable à la cendre – qui n’est d’aucune utilité future –, ses descendants eurent le mérite de recevoir la mitsva de la vache rousse qui permet aux hommes de rétablir pour l’avenir leur état de pureté.
Cet extrait est issu du livre « Lekah Tov » publié par les éditions Jérusalem Publications, avec leur aimable autorisation. Tous droits réservés.